Mystère sur le Mariposa

J’embarque sur le navire au moment même où la cloche signale l’arrivée des nouveaux passagers et le début du jeu. Le Mariposa mystère est le jeu de meurtre et mystère télévisé le plus exclusif au pays. Le simple fait de mettre la main sur une paire de billets est un exploit en soi. 

« Avoue que c’est fou ! Le Mariposa mystère… Pince-moi, je dois être en train de rêver ! » 

Je pince le bras de Margot. 

« Aïe ! C’était une façon de parler ! », s’exclame-t-elle. Nous éclatons de rire. 

La nouvelle flamme du père de Margot produit l’émission, et c’est bien l’unique raison pour laquelle nous sommes là. Le jeu fonctionne comme suit. Une fois par année, vingt-cinq finissants du secondaire des quatre coins du pays sont choisis pour participer au Mariposa mystère annuel. Habituellement, les élèves sont soigneusement sélectionnés après avoir pondu un essai impressionnant sur leurs prochains objectifs de vie. Mais cette année Margot et moi sommes les exceptions à la règle. Ah ! les avantages d’avoir des relations dans le showbiz… 

Les concurrents embarquent sur un somptueux bateau de croisière dans le port de Marina Del Rey. Un membre d’équipage joue la victime du meurtre, ce qui, en gros, consiste à s’affaler de tout son long quelque part sur le bateau et attendre d’être découvert par les concurrents. C’est l’une des règles non écrites du jeu : trouver le corps et ensuite les indices. 

Environ trois douzaines de passagers fictifs circulent sur le bateau, et n’importe lequel pourrait être le coupable. On peut interagir avec les « passagers  » pour trouver des indices, mais il faut s’attendre à être induit en erreur par le « meurtrier » en cours d’enquête. Et disons qu’il ne faut vraiment pas tomber dans le panneau, parce qu’on n’a qu’une seule chance de deviner le meurtrier et, si on manque son coup, c’est l’élimination. 

Malgré la nature féroce de la compétition, le Mariposa mystère produit toujours un gagnant ou une gagnante. J’imagine que c’est ce qui arrive quand vingt-cinq finissants extrêmement ambitieux sont recrutés pour s’affronter les uns les autres. 

Ah oui, ai-je mentionné le grand prix ? La victoire s’accompagne de vingt mille dollars, qui sont, la plupart du temps, dépensés en droits de scolarité ou investis dans une quelconque affaire entrepreneuriale. 

J’examine la proue du bateau et évalue mes compétiteurs pendant qu’il en est encore temps. Ils ont tous les yeux résolument rivés sur l’animatrice pendant qu’elle énumère les règles du jeu. Et j’insiste sur le mot résolument. Je n’avais jamais vu réunis dans une même pièce autant d’élèves du secondaire dégageant une telle aura de détermination. 

Je commence à sentir le stress monter. Qu’est-ce que je fais là ? Est-ce que je pensais réellement pouvoir faire mieux que vingt-trois essayistes et joueurs d’échecs en recherche de sensations fortes ? Et Margot, qui lit des romans policiers « pour le plaisir » ? 

Déjà, la seconde cloche retentit et marque le début de la partie. 

Merde, pensé-je. J’ai raté les directives. 

Une masse d’élèves se rue dans le hall principal du bateau, là où les faux passagers nous attendent. On nous distribue des calepins à spirale et des stylos munis d’une lampe de poche. Comme l’animatrice l’avait expliqué, le calepin sert spécifiquement à la prise de notes durant le jeu. Une des règles principales du Mariposa est qu’il est interdit de ramasser les indices trouvés, ce qui rend la prise de notes vitale pour garder le fil des indices. 

Un groupe d’élèves s’élance vers le pont supérieur tandis que l’autre moitié semble foncer vers la cale. Selon mes années d’expérience en tant que téléspectatrice de l’émission, je sais que les joueurs cherchent toujours leur espace personnel et tendent à se répartir assez également sur le navire. Et même s’il n’y a pas grand-chose à voir au niveau principal, je saisis l’occasion pour examiner ce territoire inexploré pendant que les autres se démènent pour trouver le corps. 

Je remarque un petit salon de lecture sur le côté, presque caché derrière l’escalier en colimaçon qui mène plus haut. Assez reclus pour passer inaperçu, mais pas assez pour avoir l’air trop louche. 

J’entre dans la pièce. Des sofas en cuir rouge, une table à café, une bibliothèque. Il n’y a personne d’autre, mais je ne suis pas seule. Les caméras de télévision sont installées en hauteur sur les murs et captent mon visage sous tous ses angles ou presque. 

J’inspecte la bibliothèque au cas où il y aurait une sorte de porte cachée derrière qui pourrait se révéler utile plus tard. C’est à ce moment que je le vois : un livre noir placé à l’extrémité d’une étagère, considérablement plus petit que les autres. 

C’est bizarre, me dis-je. C’est le livre le plus petit… Ça veut peut-être dire quelque chose ?

Je me dirige vers l’étagère, saisis le livre et commence à le feuilleter. 

Vide. Bon, faux espoirs. À quoi pourrait bien servir un carnet vierge ?

Je replace le livre sur son étagère et continue mon exploration. 


*** 


Ça fait seize heures que la partie a commencé. La fatigue s’installe à bord. Je le vois sur le visage engourdi des autres concurrents, accrochés à leur calepin rempli d’indices comme à leur propre vie. 

Il s’avère que le cadavre se trouvait dans un congélateur au fond de la cuisine du navire. Morbide, je sais. 

Mais ce n’était pas un vrai congélateur. En tout cas, pas avec une vraie température glaciale, sinon la personne qui joue la victime aurait pu réellement mourir en attendant que le dernier participant la trouve. 

Depuis, plusieurs indices ont été mis au jour. Une bague de fiançailles incrustée d’améthystes trouvée sur la victime, un homme dans la trentaine. Une lettre d’amour écrite d’une fine calligraphie, la signature déchirée au bas. Et un flacon d’arsenic caché derrière un paquet d’autres médicaments dans la cabine de l’infirmière. 

J’imagine que certaines des personnes éliminées jusqu’à présent ont pensé que c’était l’infirmière, parce que l’arsenic planqué dans ses affaires était un peu trop évident. C’est pour ça que je ne voulais pas sauter aux conclusions et l’accuser. Et puis, la bague de fiançailles et la lettre d’amour ne menaient pas vraiment à l’infirmière. 


*** 


Il est passé minuit depuis un bon moment déjà et honnêtement, tout ce que je veux, c’est retourner à notre chambre d’hôtel et m’écraser sur le lit. Il reste dix-huit joueurs actifs et à ce rythme la partie pourrait facilement se prolonger encore vingt-quatre heures. L’équipe de production continue de regarnir le buffet de collations dans le hall principal, mais il y a une limite à survivre avec des sandwichs aux concombres sans dormir. 

Je salive en me remémorant ce que Margot m’a lancé juste avant d’embarquer. « Qu’on perde ou qu’on gagne, on se rejoint au casse-croûte 24/7, après le jeu. Ils servent les meilleures gaufres liégeoises. » 

J’entre dans la salle de bain du sous-sol et ferme la porte derrière moi. C’est l’une des seules pièces du navire sans caméra. Soulagée d’échapper à l’éclairage aveuglant du bateau, je n’allume pas et profite de la lueur de la veilleuse de la salle de bain. 

Je jette un oeil au miroir et soupire. Toute cette histoire de Mariposa est peut-être surfaite. Je veux dire, qui souhaite voir ses yeux cernés jusqu’aux coudes et ses cheveux en bataille à la télévision nationale ?

Je prends mon stylo, le tiens contre mon menton en réfléchissant. Améthyste. Arsenic. Clic, clic, clic. 

Le stylo s’illumine. La lumière vient de la petite lampe de poche bien pratique placée au bout, sûrement pour fouiller les ponts du navire à la nuit tombée. Je penche ma tête vers l’arrière pour essayer de détendre mon cou. 

C’est là que je le vois. Quelque chose est écrit au plafond. Je suis tellement fatiguée, je pense que mes yeux me jouent des tours. 

Je stabilise la lumière pendant que mes yeux tentent de percer l’obscurité. Bonjour. 

Bonjour ?

C’est quoi cet indice pourri ?

Mais peut-être n’est-ce pas un indice. Peut-être que l’indice est plus grand que le message en soi. 

Le stylo n’est pas une lampe de poche. C’est une lampe à ultraviolets. Je panique. Qui d’autre est au courant ? Est-ce que des messages secrets sont écrits à la grandeur du navire ? Et quelles sont les chances que quelqu’un les trouve s’ils sont aussi courts que « Bonjour » ?

Je me rappelle le carnet noir que j’ai trouvé dans le petit salon. Il semblait si inutile plus tôt que je n’y ai pas porté attention. À présent, c’est tout ce qui occupe mon esprit. 

Je sors lentement de la salle de bain et me dirige en haut vers le salon, en essayant d’avoir l’air aussi décontractée que possible. Une chance que le niveau principal n’a pas grand-chose d’intéressant à part le buffet, autrement ce que je m’apprête à faire serait une autre paire de manches. 

Après m’être assurée d’avoir le champ libre, j’éteins les lumières et saisis le carnet noir. 

Allez. Ce carnet n’est pas là pour rien. Où es-tu, message secret ?

J’éclaire chaque page du carnet jusqu’à trouver ce que je cherche. Un message dans la même écriture fine que la première lettre d’amour, à la page soixante-douze. Je suis certaine que le numéro signifie quelque chose, mais je n’ai pas encore fait le tour de tous les indices. Je me fie à mon instinct. 

Mon amour, 

Ce secret me dévore. Je ne sais pas combien de temps encore je pourrai tenir. Marin dit que c’est trop dangereux, qu’il me tuera s’il découvre la vérité. Je ne sais plus quoi faire. Je laisse ce carnet dans le petit salon parce que c’est l’endroit que tu fréquentes le plus, à la page soixante-douze parce que c’est le nombre d’heures qu’il m’a fallu pour réaliser que je t’aime. 

Anabelle 

Anabelle ! Je l’ai rencontrée plus tôt. Elle était avec son mari, Peter. Et Marin est la meilleure amie d’Anabelle. Est-ce que ça veut dire que Peter est le meurtrier ? Après tout, Marin a insinué qu’il était capable de tuer. 

Ou bien est-ce Marin, essayant de sauver sa meilleure amie des idées meurtrières de Peter ?

Ou est-ce Anabelle, qui aurait laissé ce mystérieux message juste pour confondre n’importe qui d’assez intelligent pour trouver le truc avec la lampe de poche  ?

À ce stade, j’ai l’impression d’avoir une chance sur trois d’accuser la bonne personne. Mince, j’ai peut-être cinquante pour cent de chances de remporter le jeu. 
Je cours vers la proue du bateau, folle de joie à l’idée d’avoir une chance de gagner contre tous ces élèves ambitieux, carriéristes et bolés. Ou de gagner quelque chose pour une fois dans ma vie. 

Je me faufile entre une douzaine de joueurs qui ont plutôt l’air de zombies sans cervelle, à ce stade. Je crois apercevoir Margot du coin de l’oeil, mais je suis trop excitée pour m’arrêter, même pour elle. Elle doit penser que j’ai perdu la tête. Que je cherche désespérément une échappatoire à ce jeu. 

Elle doit penser que je n’en ai plus que pour les gaufres, en ce moment. Après être sortie par les portes principales du navire, je me retrouve face à face avec l’animatrice de l’émission et une armée de caméras. Il est trop tard pour rebrousser chemin. Une fois passé les portes, il faut prononcer le nom de notre suspect ou déclarer forfait. 

Les éclairages m’éblouissent et ma tête tourne. C’est peut-être fou de ma part de sortir du jeu si rapidement. Ai-je au moins la moindre idée de ce que je suis en train de faire ? Ai-je même arrêté mon choix sur un meurtrier ? Ou alors l’idée d’avoir cinquante pour cent de chances de gagner m’a complètement déconnectée de la réalité ?

L’animatrice brandit un micro devant mon visage, s’attendant à une accusation ou à une phrase de ma part. Quelque chose. 

« Anabelle ? » 

Merde. Je voulais dire Peter. Anabelle ? Qu’est-ce qui a bien pu me faire dire Anabelle ?

Une déflagration se fait entendre et une pluie de confettis me tombe dessus. 

J’ai gagné. Je viens de gagner le Mariposa mystère ainsi que vingt mille dollars. 

Aucun doute, les gaufres s’annoncent somptueuses.