Stephen Jerome Sr.

Daniel Grenier : Parlez-nous un peu de vous, Stephen.

Stephen : Je viens d’une petite réserve autochtone de la péninsule gaspésienne appelée Première Nation de Gesgapegiag et je suis fabricant de paniers ancestraux en frêne noir. J’utilise le frêne noir pour travailler. Cela fait partie de ma vie. Je tire mon moyen de subsistance des arbres, de la terre. Ma culture me permet de subvenir à mes besoins et à ceux de ma famille. Vous savez, je voyage et j’aide le plus de gens possible. Je visite des écoles, je me déplace partout. Parce que c’est une culture en voie de disparaître. Il existe encore beaucoup de fabricants de paniers, mais personne pour leur préparer le bois. C’est pourquoi de nombreux aînés m’appellent. On me dit : « Oui, je suis une fabricante de paniers, mais mon mari n’est plus capable de préparer la matière première, il ne peut pas aller dans la forêt. » Je suis là pour ces personnes. Certains de mes apprentis ont quatre-vingt-neuf ou quatre-vingt-dix ans. Je suis capable de leur fournir la matière première, entre autres. J’arrange le bois pour qu’il soit prêt à être utilisé. Vous savez, à quatre-vingt-dix ans, la vie peut être très ennuyante. Mais là, ils ont quelque chose à faire. Ils font des paniers. Ils vivent pleinement. Parce que c’est un passe-temps dont ils ont besoin.

 

Daniel : Vous parlez d’enseignement, mais vous avez déjà été un apprenti vous aussi, n’est-ce pas ?

Stephen : À l’âge où je rampais, j’étais déjà en train d’apprendre. Nous étions une grande famille, vous savez. Sept garçons. Toute la famille, ma grand-mère, mon arrière-grand-père, tout le monde, nous sommes tous des fabricants de paniers. J’ai une vidéo de mon arrière-arrière-grand-père, en 1932, à quatre-vingt-deux ans, peut-être quatre-vingt-cinq, en train de faire des paniers. C’est dans notre famille. C’est ce que nous faisons : nous fabriquons des paniers. C’est tout ce que nous faisons. Beaucoup de gens me voient et me disent : « Tu es né avec un panier dans les mains. » Comme un charpentier, né avec un marteau dans les mains. Cela fait quarante ans maintenant que je fais des paniers, mais on ne nous a jamais forcés à faire ça. On grandissait en reproduisant ce que mon père faisait. Vous savez, mon père était en fauteuil roulant. Il avait la sclérose en plaques, et il a quand même réussi à nous apprendre tout ce qu’il savait, à nous le transmettre. C’est une vraie passion. Je me lève le matin, je vais travailler, le sourire aux lèvres. J’ai mon propre atelier, juste à côté de ma maison. Chaque matin. Ma femme n’a pas à me demander où je suis. Je suis à côté, dans mon atelier. Parfois, je peux y être pendant treize, seize heures par jour, à faire ce que j’ai à faire. Mon père disait toujours : « Continue comme ça, continue. Il est possible qu’un jour, plus personne ne soit là pour faire ça. » Il avait raison, vous savez. Mon père est mort il y a dix-neuf ans. Je n’ai jamais arrêté. Je suis allé à l’école, mais je faisais des paniers après l’école.
 

Daniel : Ça n’a jamais été juste une question de fonder une entreprise…

Stephen : Non, pas du tout. Ça, c’est venu plus tard. Maintenant, nos paniers se vendent dans des magasins un peu partout, mais l’important a toujours été d’être capable de subvenir aux besoins de la famille, se vêtir, mettre du pain sur la table, payer les factures. Nous étions aussi là pour mon père. Nous étions toujours là pour lui. Nous étions ses jambes. Nous avions l’habitude de l’embarquer dans la Jeep et de l’emmener dans la forêt, où il nous envoyait chercher des arbres, ramener des échantillons. Il y avait cette odeur dans les arbres, et mon père disait : « N’oublie jamais l’odeur de cet arbre. » Il connaissait l’odeur d’un arbre pourri. Il l’avait mémorisée. Il ne faut jamais choisir ce type d’arbre. Il savait aussi quel type d’arbre pousse près du frêne noir. Avec le cèdre, ça ne fonctionne pas. C’est ce genre de connaissances qu’il m’a transmises et qui m’ont permis de maîtriser les techniques. Trouver le frêne. Le choisir. Savoir où il pousse le mieux. Ce qui se produit quand il y a trop de soleil, trop d’eau, ou pas assez. Faire attention aux pluies acides, etc. Regarder toujours les arbres, les branches, pour vérifier qu’il n’y a rien qui cloche à la cime. Une irrégularité en haut signifie qu’il y en a une en bas aussi, c’est certain. Même la vibration de l’arbre est importante : le son émis quand on lui donne un petit coup, c’est révélateur. Ah, c’est un arbre sec, je ne vais pas y toucher. Si ça fait un bruit sourd, boum, c’est un bon arbre. Bon secteur, sol bien sablonneux… Les têtes de violon aussi sont essentielles, parce qu’elles poussent dans le même écosystème que les frênes noirs, là où on trouve beaucoup d’eau et de sable, dans les zones marécageuses. C’est le genre de chose qu’il me fallait savoir avant même de me considérer comme un fabricant de paniers. Moi, j’apprends encore ici et là, vous savez. Dès que j’en ai la chance, je parle aux aînés et j’ai toujours de petites questions pour eux.
 

Daniel : Vous avez parlé de l’aspect familial de la fabrication de paniers. Qu’en est-il de l’aspect communautaire ?

Stephen : Toute ma vie, j’ai vécu sur la réserve. Les gens me contactent, tout le monde, les écoles, les centres de désintoxication, les jeunes qui ont des problèmes à la maison, et je suis toujours là pour eux. Les gens du conseil de bande communiquent avec moi pour tout ce qui est lié à la culture, parce qu’ils savent à quel point il est important pour une personne d’apprendre à arranger le frêne noir. Vous savez, fabriquer le panier est la partie facile. Et on peut trouver des matériaux n’importe où désormais : il se vend du bambou et plein d’autres trucs. Mais, pour le frêne noir, c’est différent. Il faut commencer par l’arbre. Il y a tellement de choses à faire avant de se mettre à fabriquer le panier en tant que tel. Des jeunes me demandent parfois si je peux leur montrer à faire un panier, et je leur réponds : « Non, je ne peux pas ; vous devez commencer par l’arbre, directement par l’arbre. » Puis, je les amène dans la forêt, et ils apprennent à couper l’arbre. En hiver comme en été, je les amène sur place et je leur montre comment identifier l’arbre. Ils ont douze ou treize ans. Ces dernières années, je suis souvent allé dans la forêt avec ma nièce, qui a grandi à l’extérieur de la réserve. En ce moment, elle étudie à l’Université Bishop’s. Elle essaie de réapprendre à parler la langue, à parler mi’gmaq avec moi, grâce à mon aide. On commence par des phrases courtes : « Comment vas-tu ? », « Il fait beau » ; et des mots simples : les couleurs, les mots pour dire « chaise », « table », etc. Ce qu’on utilise couramment dans la vie quotidienne.
 

Daniel : C’est intéressant que vous passiez naturellement de la fabrication des paniers à l’apprentissage de la langue.

Stephen : Oui, tout est interrelié. Je parle ma langue couramment. Nous l’avons tous apprise quand nous étions bébés, c’est la seule langue que nous avons utilisée en grandissant. À cette époque, il n’y avait pas de jeux vidéo… En fait, oui, mais ce n’était pas permis dans notre maison [rires]. Mon père était contre les ordinateurs, ce genre de choses. Disons que j’ai été élevé dans la vieille mentalité. Même aujourd’hui, je parle à mes enfants en mi’gmaq. Ma femme vient du Massachusetts, alors nous devons nous efforcer de ne pas parler seulement en anglais à la maison. Elle est en train d’apprendre la langue. Je l’enseigne à tout le monde. À table, il y a des leçons. « Passe-moi le sel », « Est-ce que je pourrais avoir un couteau à beurre ? », le mot pour dire « pain ». Tous les petits mots importants qui servent à tout relier. Ici, dans la communauté mi’gmaq, environ 60 % des personnes parlent la langue couramment. Nous parlons aussi fran-çais et anglais. La jeune génération, les quarante ans et moins, éprouve des difficultés. Mais, pour les personnes âgées comme moi, c’est une langue de tous les jours.
 

Daniel : Sentez-vous de la pression avec le fait d’être considéré comme un modèle ou un leader pour la communauté ?

Stephen : Ce n’est pas une question de pression, non. Simplement, je sais combien je suis important pour les gens de ma communauté et ma culture. Je sais combien il est important que je continue. Avant, je travaillais pour l’industrie éolienne. Pendant dix ans, j’ai été employé par une entreprise à Saint-Georges-de-Beauce. J’étais contremaître pour les projets d’envergure. Il y a quatre ans, je me suis dit : « Je ne peux plus rester ici. » J’ai dit à mon patron : « Je ne peux plus continuer. » Il a répondu : « On va augmenter ton salaire. » Mais ce n’était pas une question de salaire. C’était une question de culture. En réfléchissant à ma culture, sachant qu’elle est lente-ment en train de mourir, je me suis dit : « Je dois arrêter maintenant. Et je dois m’y mettre maintenant. » J’avais toujours promis à mon père que je continuerais. Et c’est ce que j’ai fait. Vous savez, je regardais mon relevé de paie et je pensais : Ce n’est pas assez pour me tenir éloigné de chez moi. Je dois retourner à la maison, et me voici.
 

Daniel : Une des choses les plus fascinantes à propos de vous est votre sens de l’humour. Pouvez-vous m’en dire plus ? Après tout, vous avez baptisé votre atelier « Ashole ».

Stephen : [Rires.] Oui ! Je tiens ça de mon père. Dans la famille, nous avons tous ce sens de l’humour. Nous aimons tous rire et faire des blagues. Il est dans mon magasin, mon père. Il est toujours avec moi. Il y a des signes, partout, qu’il est avec moi. Une fois, j’ai rencontré une femme qui m’a dit : « Votre père serait tellement fier. » Après un moment de réflexion, je lui ai dit : « Vous savez, mon père et moi, nous faisons des paniers aujourd’hui. » J’ai des frissons, rien que d’en parler. Le poil de mes bras est dressé comme des épines de porc-épic. En fait, il me tapote l’épaule en ce moment. Je le sens tout le temps. Parfois, je me retrouve à parler tout seul, à dire : « Hé, as-tu vu ça ? » Et je vois quelque chose bouger du coin de l’oeil. À trois ou quatre heures du matin, je fais des paniers. Je me lève très tôt, je me couche tôt et je me réveille tôt. Je trouve ça bizarre de penser que, pour certaines personnes, mon magasin est hanté. Non, non, ce sont mes visiteurs. Mes ancêtres. En venant dans mon magasin, vous allez voir des paniers qui viennent du passé. Des paniers qui ont été faits par des personnes qui sont mortes il y a des années, des décennies. C’est comme un musée. Je leur parle, je leur dis : « Allez, les gars, on fait des paniers aujourd’hui. Voyons voir ce qu’on va faire. » Ils m’aident, vous savez, ils me guident. Je me rappelle un panier en particulier, un que j’essayais de faire il y a de cela vingt ou vingt-cinq ans. C’était difficile, je me disais : « J’y arrive pas. » Alors je l’ai laissé de côté, et il est resté là tout ce temps. Puis, un jour, je l’ai repris, et j’ai pensé à mon père. Et vous savez quoi ? Je l’ai finalement terminé, et il est aussi bien fait que si c’était l’oeuvre de mon père. Mon père était l’un des meilleurs fabricants de paniers que j’aie rencontrés. Ce n’était pas une mince affaire de prendre la relève. Il était mon mentor, et il l’est toujours. Il m’enseigne encore aujourd’hui. Tous les jours. Il est là avec moi. Je rêve tout le temps à lui. Je le vois marcher. Raconter des blagues. Parler. Ah, il adorait parler. Je me souviens de nous six, toute la famille, tous ensemble dans la grande pièce, toujours en train de discuter, sans télévision. On ne voit plus ce genre de chose. Aujourd’hui, ce que je fais, c’est que je prends la place de six personnes dans ma pièce, dans mon atelier, pour travailler sur un panier. Je vois ma mère, elle fait ceci. Et mes frères font cela. Il y a deux autres frères dans l’atelier, qui préparent le bois, le rentrent dans la maison. On change de place quand on est fatigués. On fournit les fermiers, tout le monde. Une fois, ma fille me parlait de ces gens, ces entreprises qui coupent les arbres, qui font la coupe à blanc. Puis, elle a dit : « Papa, tu coupes des arbres, toi aussi. » Oui, mais, quand je coupe un arbre, tu ne me vois pas, mais je lui parle. Je lui dis : « Vois comme tu as grandi, tu es parfait. Je te choisis. Tu vas rendre tellement de gens heureux. Tu seras accroché au mur de quelqu’un. Tu vas accomplir tellement de choses. Tu vas m’aider à subvenir aux besoins de ma famille. » Quand je lui ai donné cette explication, elle m’a dit : « Wow, je ne le voyais pas comme ça. » Et j’ai répondu : « C’est tout le temps comme ça que ça se passe. Je ne parle pas tout haut, mais je parle tout de même à l’arbre. Je le remercie. » Parfois, j’offre du tabac à la forêt, pour la remercier. « Merci d’offrir ta vie. » Comme on le fait avec l’orignal. On donne la mort, alors on offre du tabac. Pour le frêne noir, je mets du tabac sur la souche, afin que les générations futures puissent profiter des fruits de la forêt. Je ne prends pas à la terre sans lui redonner. Tout ça, c’est bon pour ma sobriété. J’en suis à dix-sept ans de sobriété maintenant. Presque dix-huit. Tout ça, c’est ma thérapie. Les aînés aussi voient ça comme une thérapie. Ce n’est pas une question de faire de l’argent. Ils n’ont rien à faire de l’argent. Tout est une question de thérapie. Garder ses mains occupées. Créer des choses. Être heureux. Pas juste se réveiller et regarder par la fenêtre, regarder la télévision à longueur de journée, ou quoi que ce soit. Fabriquer quelque chose. C’est puissant. Tellement de choses entrent en compte dans l’action de faire.
 

Daniel : Alors qu’est-ce que l’avenir vous réserve ?

Stephen : En ce moment, j’ai de gros projets avec les écoles. On va travailler à partir de l’arbre et aller jusqu’au bout. De A à Z. Quelques personnes viennent la semaine prochaine. La semaine d’après, je serai au Nouveau-Brunswick. Puis dans des écoles secondaires. En fait, mon horaire est complet jusqu’en février. Je me déplace partout, dans les communautés mi’gmaq, malécites. Je vais me rendre au Michigan pour parler 
avec les gens de là-bas, aux prises avec l’agrile du frêne, qui mange tous leurs arbres, qui sont tous en train de mourir. Ici, nous n’avons aucun problème avec le frêne noir. Nous avons un stock en santé dans ma région. Je garde toujours un oeil dessus. Le ministère des Forêts me contacte de temps en temps pour me demander si j’ai remarqué quelque chose. Je vais dans la forêt tous les deux jours, je suis toujours à l’affût. Je vais dans la nature, je prends ce dont j’ai besoin, seulement ce dont j’ai besoin. C’est aussi une bonne thérapie. Si je ressens quoi que ce soit de négatif, je vais marcher dans la forêt. On ne m’entend pas, mais je parle aux arbres, je me confie à eux : « Hé, j’ai ce problème à la maison… » Je sais qu’ils m’entendent. Puis un oiseau passe, et j’ai la confirmation que mon message a été reçu. Je me sens béni. Et c’est bon pour l’anxiété. De la médecine. Tout ça, c’est de la médecine.