Daniel Sioui
Je me regarde courir en direction de la scène et j’ai l’impression de gambader comme un jeune faon. Un petit bonjour de la tête vers la droite, destiné à un autre éditeur qui a l’air complètement dépassé par les événements. Un petit sourire à gauche pour saluer un client, passé à notre kiosque trente minutes plus tôt. J’ai réussi à lui vendre pour au moins 200 $ de livres. (Je lui dois un peu de respect quand même.) Je me plaque un gros smile sur le visage et je fais semblant d’être heureux de me diriger vers le coin animation, mais en réalité je tremble de tous mes membres. J’haïs ça, parler devant le monde, et j’ai toujours le sentiment que ce que je dis va être scruté à la loupe et que mes paroles feront foi de loi. Comme quoi chaque Autochtone qui ouvre la bouche est spécialiste de la Loi sur les Indiens ou bien le futur leader de sa nation. On ne peut pas seulement être un Indien normal. Je sais que la plupart des personnes dans la salle n’ont probablement jamais parlé avec un Indien et qu’elles vont trouver ça exotique. Le mythe de l’Indien des bois philosophe est encore bien présent et c’est ça qu’elles s’attendent à recevoir. Elles risquent d’être bien surprises. Moi je suis un Indien moderne et je ne me prive pas de le dire.
Bon, on ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie. Alors, au lieu de rentrer en courant chez moi, je me fais violence et je continue à avancer vers le coin animation. Une bonne partie de ma job, c’est de parler de mon entreprise pour que les autres en parlent, donc je fais semblant d’être content et je m’en vais pérorer au micro. Je me suis mis sur mon trente et un, avec mon plus beau veston et mes brassards en argent faits par le meilleur artisan de ma communauté. Je dois quand même me montrer un peu. Fallait que j’ajoute une petite touche d’Indien. J’ai l’air d’un paon qui se promène dans le jardin d’un noble anglais, ou d’un jeune guerrier qui s’en va à la guerre, c’est selon. Je préfère cette image-là, parce que j’ai justement l’impression de partir en guerre. À chaque fois que je m’exprime en public, je mène une bataille contre le racisme et l’incompréhension envers nous, les « Indiens ». C’est pour ça que je continue de le faire, mais à chaque fois j’ai la sensation que ce sera la dernière et que je vais faire une crise de coeur avant.
OK, c’est parti ! J’arrive sur scène en même temps que l’une des autrices invitées. On est quatre : moi l’éditeur, deux autrices et l’animateur qui nous lance un clin d’oeil comme pour demander si on est prêts. En homme sérieux, j’acquiesce d’un signe de tête, comme pour dire : Envoie-les tes questions, tu me fais pas peur… Même s’il sait très bien que ce n’est que du bluff. C’est la première fois qu’on fait ça ensemble, mais c’est un vieux routier et il connaît son travail.
Le voilà qui se lance et j’empoigne mon micro en vitesse. Je ne suis pas sa première victime et ça me permet de relaxer. Je fais semblant de les écouter blablater, mais sérieusement je me fous pas mal de ce qui se dit. Ça doit faire vingt fois que j’entends la même affaire. Pourquoi, selon vous, la littérature autochtone est-elle importante ? Pourquoi pas, man ! On est juste des Indiens et on devrait se la fermer ? Je ne le dis pas à voix haute, évidemment ! J’ignore ce que l’autrice a répondu, mais ça devait être quelque chose de bien bien politiquement correct parce que la foule n’a pas l’air trop choquée. Je continue d’écouter d’une oreille et j’en profite pour jeter un coup d’oeil dans la salle, en me la jouant aussi cool que possible. Mauvaise idée. L’anxiété monte en flèche. Veux-tu bien me dire ce que je fais encore, pogné sur une maudite scène ? C’est tout le temps la même chose et chaque fois je n’ai pas les réponses qu’on veut. J’ai tellement l’impression de ne pas être à ma place. Moi, quand j’étais jeune, on m’a rentré de force dans la tête que les Indiens ne parlaient pas, que les Blancs ne voulaient pas entendre ce qu’on avait à dire et voilà que, maintenant, ils nous courent après pour nous interviewer. J’ai l’impression d’être pris entre les traditions et la modernité, mais bof… Ce n’est pas ici que les réponses vont me tomber dessus.
Bon, je dois me concentrer un peu sur ce qui se passe autour. C’est reparti ! L’animateur se tourne vers moi et me pose la question :
— Monsieur Sioui, vous êtes le fondateur de la seule maison d’édition dédiée aux Autochtones au Québec.
Comment conciliez-vous cela avec le fait que vos ancêtres ne connaissaient pas l’écriture ? N’est-ce pas renier votre culture de la tradition orale ?
Et voilà, le renard est dans le poulailler, la fameuse question qu’on me pose tout le temps. Dans la tête de bien des Blancs (et même de pas mal d’autres Autochtone, il faut le dire), le fait que nos ancêtres ne connaissaient pas l’écriture ne nous donne pas le droit d’écrire des livres. On dirait qu’ils trouvent ça bizarre que des Autochtones essaient de vivre au 21e siècle. Ils pensent qu’en tant qu’Autochtones, tout ce qu’on devrait vouloir, c’est retourner vivre dans le bois. Que, si chacun de nous avait son espace boisé pour vivre tranquille, on arrêterait peut-être de chialer et les Blancs pourraient enfin vivre paisiblement sur leur nouveau territoire volé sans se sentir coupables. Ben, j’ai des petites nouvelles pour eux : moi, la trappe, je trippe pas trop là-dessus. J’aime ça, moi, le confort du 21e siècle. Entre autres : me plonger dans un bon livre et voyager partout, grâce à lui. J’essaie justement de trouver une façon de conjuguer mon identité autochtone et le fait de vivre dans le monde d’aujourd’hui et, personnellement, je ne vois rien de mal dans le fait d’aimer lire. J’ai appris beaucoup grâce aux livres, plus que grâce à l’école. Le livre, c’est ma porte de sortie, ce qui me permet de m’évader de la vie quotidienne. J’ai besoin de lire, c’est plus fort que moi. Est-ce si étrange que ça ?
Oups ! L’animateur me fixe de façon un peu trop intense. Ça doit faire un moment qu’il m’a posé la question et je suis là, comme un con, les yeux dans le vide.
Même si j’ai le goût de vous-savez-quoi, je m’apprête à livrer la même bullshit que d’habitude :
— Monsieur l’animateur, c’est vrai que mes ancêtres n’écrivaient pas, mais je n’ai pas l’impression de renier ma culture en le faisant. J’ai plutôt l’impression de lui donner une chance de survivre. On en a déjà trop perdu au cours des deux ou trois dernières générations, il faut s’assurer de préserver ce qui nous reste, pour les enfants de nos enfants. Mes ancêtres aimaient beaucoup raconter des histoires, surtout l’hiver, quand Hinon se cachait sous la neige. La différence, aujourd’hui, c’est qu’on a recours au papier pour continuer de transmettre la culture.
Après deux ou trois autres questions insipides, la séance de torture se termine. Je me retiens de pitcher le micro au bout de mes bras. Je quitte la scène avec la classe d’un vrai guerrier indien et pars retrouver mon kiosque, histoire de vendre le plus de livres possible.
Sérieusement, est-ce grave si je passe ma vie à vendre des livres ? Chaque fois que je dois répondre à cette question, je deviens encore plus indécis. C’est comme si j’avais des doutes et que je ne savais pas moi-même c’est quoi, être un membre des Premières Nations. En réalité, je crois qu’il y a des milliers de façons d’être Autochtone. Il y en a autant qu’il y a d’Autochtones et, moi, je veux être un Indien bibliophile !