Le don d'Anungninii
Les yeux d’Anungninii s’ouvrirent sur les couleurs jaune et rouge vifs des premières lueurs du jour qui lui parvenaient de la fenêtre de son refuge. Il avait passé quatre jours et quatre nuits dans cet endroit étrange et se sentait frustré de vivre cette expérience en tout point différente de ce qu’on lui en avait dit. Lors d’une Quête de vision, on devait se rendre au refuge de Grand-Père pour recevoir un don. En tout cas, c’était ce qu’on lui avait dit.
« Tout ce que j’ai eu, c’est froid et faim », se dit le jeune homme en s’enroulant de nouveau sous la couverture. « Comment vais-je annoncer aux autres que j’ai séjourné sur cette colline sans rien y recevoir ? Ils vont me rire au visage. »
Cette seule pensée lui donna envie de pleurer. Il ne parvenait pas à démêler ses émotions. Oui, il était en colère, mais il était surtout blessé de la fausse promesse qu’on lui avait faite. Le jeune homme avait fait ce qu’il fallait. Il avait éteint son tabac au moment requis et prié aussi fort qu’il avait pu.
Il savait que, bientôt, son enseignant viendrait le chercher pour le ramener au village et mettre un terme à son jeûne. « Que vais-je bien raconter à mon Aîné ? se demanda-t-il. Je pourrais mentir, lui dire que j’ai eu une super vision et inventer au fur et à mesure. »
Toutefois, Anungninii savait que son enseignant repérerait le mensonge sur-le-champ. Le jeune homme ne pouvait que fixer l’entrée de son petit refuge et laisser son esprit se remémorer une période où sa vie était simple. Où les choses semblaient moins compliquées. Où seuls le plaisir et les jeux importaient et où la quête de grands accomplissements, ou du sens de la vie, était bien loin de son esprit.
— Tu réfléchis bien sérieusement pour quelqu’un d’aussi jeune, fit une voix depuis l’entrée du refuge.
C’est à ce moment qu’Anungninii remarqua qu’une personne était assise à l’entrée de sa maison temporaire.
— Que… qui êtes-vous, et d’où venez-vous ? demanda-t-il.
L’homme que fixait Anungninii n’était ni jeune ni vieux et ses longs cheveux noirs étaient attachés en queue de cheval. Il portait des vêtements semblables à ceux d’Anungninii, c’est-à-dire un jeans et un chandail gris légèrement usé. Rien qui sorte de l’ordinaire.
— Ça n’a pas d’importance pour le moment, répondit calmement l’étranger. Ce qui importe, c’est que ton aventure vers les étoiles est terminée. Du moins, temporairement, et tu as rempli ta promesse.
— Mais je n’ai pas reçu mon don, déclara Anungninii. Je devais venir ici et ramener un don pour mon peuple.
Je devais avoir une vision ou un grand rêve ou quelque chose, dit-il, en se sentant de nouveau abattu.
— Je vois, dit l’étranger en croisant ses jambes et en se glissant un peu plus dans le petit refuge.
Il continua :
— Donc tu te sens trahi, comme si les esprits de tes grands-pères n’avaient pas répondu à tes attentes selon ce que ton peuple t’avait raconté ?
— Ne le seriez-vous pas aussi ? J’ai eu faim et froid pendant quatre jours et pas une fois je n’ai vu ou senti quelque chose, répondit Anungninii d’un ton frustré.
L’étranger se gratta le menton un moment avant de déclarer :
— Et si je te disais que les Esprits n’ont rien pour toi ni pour personne, et qu’ils n’ont aucune obligation à cet égard ?
Anungninii fixa l’étranger avec stupeur et s’assit.
— Ils sont censés faire quelque chose pour nous. C’est leur rôle. Ne sont-ils pas à notre service ?
— Service ? Ils ne sont au service de personne, sinon du Grand Esprit. C’est ainsi depuis la nuit des temps.
— Je pensais…
— Tu pensais faux. Ton esprit a été rempli d’informations mal interprétées, par toi-même ou par d’autres.
Le silence se fit dans le refuge ; seul le chant matinal des oiseaux se faisait entendre. Puis, l’étranger reprit la parole :
— Il fut un temps où les gens de ton peuple venaient ici l’esprit ouvert et sans attente, énonça-t-il calmement. Dans le seul but de se sacrifier pour l’amour du Grand Esprit.
— Ils ne demandaient pas de don ?
— Ce n’était pas leur façon de faire. Ils venaient seulement exprimer leur reconnaissance pour tout ce que le Créateur leur avait donné.
— Qu’en est-il des Noms sacrés et des Cérémonies, de tout ça ? demanda Anungninii, plus confus que jamais.
— « Ces dons », comme tu les appelles, ne sont pas que cela. Ils représentent l’oeuvre d’une vie, et ce travail s’accompagne de grandes responsabilités, répondit l’étranger.
Le jeune homme se tourna sur le côté et rampa lentement hors de son refuge en traînant sa couverture derrière lui. Il l’étendit sur la mousse et s’y allongea, face à l’étranger, qui se réinstalla à l’extérieur.
— Si les dons n’ont pas d’importance, pourquoi suis-je ici ?
— C’est une question à laquelle toi seul peux répondre.
En prenant lui-même place sur la mousse, il ajouta :
— Te sens-tu prêt à assumer une part de responsabilité pour le bien-être de ton peuple, ou es-tu venu ici pour avoir une conversation dont tu pourrais te vanter à tes amis et à ceux que tu souhaites impressionner ? Tu sais, question de te gonfler l’ego un peu ?
Le jeune homme resta silencieux un instant, parce qu’il savait que l’étranger avait mis le doigt sur quelque chose. Anungninii comprit alors pourquoi les esprits n’étaient pas venus. Ils savaient qu’il n’était pas là pour les bonnes raisons. Que ses intentions n’étaient pas sincères. Anungninii se mit à pleurer et tourna le dos à l’étranger. À travers ses larmes, il dit :
— Vous avez raison, étranger. Je voulais un don plus grand que ceux de tous mes amis. Je voulais le don de Médecine.
— Comme je te l’ai dit, les grands dons viennent avec de grands sacrifices et d’aussi grandes responsabilités.
— Mais… mais maintenant, avec quoi vais-je retourner à la maison ? dit le jeune homme en pleurs.
— Avec la même chose que tout le monde, répondit l’homme d’une voix calme.
— Et de quoi s’agit-il ?
— La vie ! Tout ce qu’il est permis de rapporter avec soi, c’est la vie.
— Mais qu’en est-il des Porteurs de calumet et des Êtres sacrés qui portent de magnifiques bourses et animent toutes nos Cérémonies ? demanda le jeune homme, de plus en plus confus.
L’étranger se leva et commença à marcher parmi les arbres.
— Que vois-tu autour de toi ?
Anungninii regarda autour de lui et répondit promptement :
— Des arbres et des roches.
— Oui, des arbres et des roches. Mais ils sont bien plus que cela. Ils ont tous un esprit, et une raison d’être. Tout, sur cette Terre, comme vous l’appelez, a une raison d’être.
— Et quelle est-elle ?
— Porter la volonté du Créateur, bien sûr, répondit l’étranger en se tournant vers le jeune homme avec un grand sourire.
Puis il revint vers le jeune encore étendu et s’installa à côté de lui.
— Ce qui nous ramène à notre question initiale… Pourquoi es-tu ici ?
Anungninii ne savait pas quoi répondre : il était honteux et devait se rendre à l’évidence.
— Je ne sais pas.
— Effectivement. Et ça, mon ami, c’est la meilleure réponse que tu pouvais me donner dans les circonstances présentes.
L’étranger pointa son index sur le torse du jeune homme.
— Ta réponse humble et simple te ramène là où tu devrais être.
Anungninii ne comprenait pas, alors il demanda nerveusement :
— Et où est-ce ?
— De nouveau en équilibre, dit l’étranger, et en plus tu es maintenant ici sans raison. Ce qui est une chose merveilleuse pour toi, tout bien considéré.
Le jeune homme se leva et se mit à faire les cent pas autour de son refuge en réfléchissant.
— Et maintenant, que suis-je censé faire ?
— Tu le sais déjà, répondit l’étranger, en le regardant droit dans les yeux.
— Remercier le Grand Esprit ! s’exclama-t-il.
— Oui, et c’est par cette façon de penser et d’être que tous les « dons », comme tu les appelles, viendront. Pas comme tu t’y attends. Mais ils viendront.
Une certaine excitation monta chez le jeune homme, qui essaya de la dissimuler. Il retourna s’asseoir à côté de l’étranger.
— Quand ? Je veux dire, est-ce que ça arrivera avant que je parte ?
— Seul le Grand Esprit le sait. Cela pourrait être maintenant, demain, l’année prochaine ou lorsque tu seras un vieillard aux cheveux blancs comme neige.
Anungninii, perdu dans ses pensées, réfléchissait aux paroles de l’étranger, toujours assis à ses côtés. L’homme se pencha et posa une main sur son épaule.
— Ou alors ce que tu cherches si ardemment se trouve déjà en toi.
L’étranger se leva et tendit la main au jeune homme. Anungninii la prit et laissa l’homme l’aider à se lever. Ils restèrent ainsi debout pendant ce qui sembla un long moment, avant qu’Anungninii rompe le silence :
— Et maintenant ?
L’étranger se tourna vers le jeune homme et répondit :
— Pour commencer, on viendra bientôt te chercher, tu ferais mieux de préparer tes bagages pour être prêt à partir.
— Bonne idée.
Il se faufila rapidement dans son petit refuge pour ranger ses affaires, ce qui lui prit peu de temps. Quand il eut terminé, il passa la tête par la porte du refuge et demanda :
— Descendrez-vous la colline avec nous ? Ce serait super. Mon enseignant serait heureux de vous rencontrer.
— Je le connais déjà ! fit une voix qui semblait venir de partout à la fois.
Désorienté, le jeune homme ne voyait plus l’étranger nulle part. Alors qu’il le cherchait aux alentours, son enseignant sortit de la lisière des arbres près du refuge.
— Est-ce que ça va, Anungninii ? Les esprits ont-ils été cléments avec toi ?
— Je n’en suis pas sûr, fit le jeune homme, qui cherchait encore l’étranger des yeux.
Son enseignant s’arrêta devant lui et observa son visage un instant avant de sourire.
— Viens, un festin t’attend.
Anungninii protesta.
— Mais je dois vous raconter ce qui vient de se passer…
— Chut… Ce qui est arrivé ici ne concerne que toi.
Il conclut, le sourire aux lèvres :
— Tout ce que je peux dire, c’est que tu as reçu un grand don.
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