L'après

Le père revint juste avant la tombée du jour, essoufflé et frissonnant.

— Brrr, c’est glacial dehors, fiston, déclara-t-il en ébouriffant les cheveux de son plus jeune.

— Jim, est-ce que ça va ? demanda sa femme, Molly. 

Quelque chose clochait, elle le sentait.

Malgré son parka et ses multiples couches de vêtements, l’homme à l’imposante stature tremblait comme une feuille. Pensant que personne d’autre ne l’entendrait, il marmonna : des loups. Ce n’était pas le froid qui faisait trembler Jim, mais la peur.

— Comment va tout le monde ?

Sans lever le nez de leur livre, Robyn et Jadis, leurs deux filles, répondirent que tout allait bien.

Molly, de son côté, cousait.

— Alton, va chercher le bac dans le traîneau, s’il te plaît, demanda Jim.

Alton déposa son livre et sortit à l’extérieur. Peu de temps après, il revint avec le bac et le plaça devant Jim. Connor s’assit à côté de lui. 

— Papa, qu’est-ce que tu as rapporté ? 

— Voyons voir. Deux lapins. Et regarde ce que j’ai ici. 

Il souleva un énorme poisson. 

— Wow ! s’exclama Connor, époustouflé. 

C’était un esturgeon. 

— Tu pourras aider Alton à le laver quand il sera décongelé. 

— Papa, je pourrai t’accompagner, la prochaine fois ? 

— Bien sûr, quand j’aurai terminé tes raquettes. 

— Jim, non, le supplia Molly. 

Jim regarda Connor, qui avait l’air déçu, mais Molly avait raison. Il se ravisa en se remémorant ce qu’il avait vu plus tôt. 

— L’été prochain, d’accord ? dit-il. 

Après avoir terminé de manger un des lapins, ils s’allongèrent pour se reposer. Des lampes à l’huile illuminaient la cabane. Jim avait mis du temps à les trouver, et ils les utilisaient avec parcimonie puisqu’ils n’avaient plus de piles, et n’allumaient qu’une seule chandelle par soir. Pour le moment, la lampe se trouvait à côté de Robyn, qui lisait. 

— Robyn, que lis-tu ? 

— Harry Potter, répondit-elle avec un sourire. 

— Lequel ?

— Le troisième.

— Ah, je me souviens de celui-là. Avec le prisonnier, non ? 

— Exact.

— Daniel Radcliffe était tellement dévasté quand Sirius est mort.

— Qui ça, papa ?

Jim s’en voulut terriblement lorsqu’il comprit ce qu’il venait de dire. 

— Personne. Pourquoi ne nous fais-tu pas un peu la lecture, chérie ?

Robyn se mit à lire un passage du livre. Toute la famille écoutait en silence. Molly était allongée à côté de Jim, son corps lové contre le sien. Robyn et Jadis partageaient un lit, tandis que les garçons dormaient sur des lits superposés, Connor en haut et Alton en bas.

Jim s’endormit au son de la voix de sa fille qui décrivait un monde à mille lieues du leur.


***


Ils étaient petits quand c’était arrivé. Trop petits pour s’en souvenir. Trop petits pour déplorer la perte d’un monde dont ils n’avaient pas le moindre souvenir. Pour eux, ce qui s’était passé leur apparaissait comme une grande aventure. Connor n’était même pas né. Alton avait cinq ans, Robyn et Jadis, seulement trois et deux ans.

Jim avait promis d’assurer notre sécurité. De nous garder en vie. Et il a réussi. Il a tenu parole.

Je suis si reconnaissante d’être avec un homme capable de subvenir à nos besoins, un homme qui sache encore chasser. Sans lui, nous aurions disparu comme tous les autres autour de nous.

Nous aurions été perdus, nous aussi.


***


Jim se réveilla au milieu de la nuit. Sans faire de bruit, il sortit du lit pour vérifier le feu dans le poêle à bois. Il était presque éteint. Alton devait avoir mis les dernières bûches pour garder la famille au chaud, comme Jim le lui avait montré. Après avoir ravivé les flammes, Jim alla voir Connor. Le petit avait tendance à se découvrir en dormant, mais il était encore bien emmitouflé, comme les autres, d’ailleurs.

Il se rallongea aux côtés de Molly et se rendormit, les longs cheveux de sa douce lui caressant le visage.

Le lendemain matin, Molly concocta un petit-déjeuner avec les entrailles du poisson que les garçons avaient nettoyé, le tout mélangé avec quelques baies cueillies en été et bien conservées. Ils burent également un bouillon fait avec les os du lapin. Ils mangeraient le poisson pour dîner.

Pendant le repas, Jadis demanda à son père s’il pensait faire le tour des maisons bientôt.

— Je ne sais pas, certaines croulent sous la neige. Il vaudrait mieux attendre qu’il fasse plus chaud. 

— Ah… soupira-t-elle.

Jim échangea un regard avec Molly.

— Pourquoi est-ce que tu me demandes ça ?

— Je pensais que tu pourrais nous ramener des livres.

— Oh, répondit Jim.

— Papa ne peut pas juste aller chercher des livres, niaiseuse. Il a d’autres choses à faire ! s’exclama Alton.

— Allons, Alton, il n’y a pas de niaiseux, ici. En fait, s’il y en a un, c’est moi, parce que je ne lis pas autant que vous. Vous devez tous être rendus plus intelligents que moi, à présent.

Connor échappa un gloussement.

— As-tu déjà lu tout ce qu’on a ici, Jadis ? demanda Molly.

— Non, mais presque tout. 

Elle jeta un coup d’oeil vers les bibliothèques qui servaient aussi de mur séparant le lit des parents de ceux des enfants.

Elles contenaient près d’une centaine de livres. La cabane était petite, mais chaleureuse. La table à manger se trouvait près du lit de Jim et Molly, et le poêle à bois, près de la porte d’entrée. Ils ne gardaient que ce dont ils avaient besoin et tout le reste demeurait dans la grande maison pendant l’hiver.

— J’ai juste envie de lire autre chose.

— Papa ! Est-ce que je pourrai explorer les autres maisons avec toi, la prochaine fois ? demanda Connor. 

— Hum, hésita Jim, en voyant Molly lui faire non de la tête.

Il avait de bonnes raisons de rester prudent. Au début, quand Jim allait jeter un coup d’oeil aux maisons, une odeur pestilentielle s’en dégageait, et il s’était rendu compte qu’elle provenait des cadavres. Avant que d’autres ne les découvrent, il les recouvrait et les transportait dehors pour les brûler. Il connaissait un bon nombre de ces personnes. Il voulait s’assurer de s’occuper des corps avant de permettre aux enfants de l’accompagner. Mais il restait quand même des maisons qu’il n’avait pas visitées.

— S’il te plaît, papa, je ne suis jamais allé avec toi, le supplia Connor.

— C’est d’accord, quand il fera plus chaud.

Molly lui lança un regard sombre, en le fixant de ses yeux bruns. Il esquissa un sourire, et elle le lui rendit. Il adorait son sourire.

— Les filles, aujourd’hui, vous venez avec moi vérifier les collets. Les garçons, coupez du bois de chauffage et apportez-en à l’intérieur.

Après avoir mangé, Jim sortit, contempla la cour et alla vérifier l’état de la barrière. Ils vivaient dans la cabane qu’il avait construite derrière leur maison. Il avait aussi érigé une clôture autour du terrain, bien avant la Noirceur. Depuis, il passait beaucoup de temps à la consolider. En été, ils dormaient parfois dans la grande maison, mais ils n’y passaient pas beaucoup de temps.

Tout le monde préférait la cabane qu’il avait construite au second hiver. La maison était trop glaciale pour y vivre durant la saison froide.

En faisant demi-tour, il regarda le ciel à l’ouest ; il savait que le soleil se coucherait bientôt. Puis, il remarqua quelque chose plus loin devant. Il pensa pendant un moment avoir vu de la fumée, mais se ravisa en secouant la tête : c’était impossible.


***


Elle n’a pas la moindre idée de la force que je puise en elle. Ses regards tendres et encourageants me poussent à faire ce qu’il faut pour que nous survivions, pour que nous vivions. Parfois, ce que je rapporte à la maison est insuffisant. Parfois, nous avons faim.

Mais nous avons survécu jusqu’à présent.

Bien avant que tout cela n’arrive, Molly avait déjà tendance à trop remplir le garde-manger. Je savais que nous en aurions assez pour un bout.

Puis, quand il est devenu clair que le courant ne reviendrait pas, les gérants des deux épiceries ont simplement déverrouillé leurs portes et ont laissé les gens prendre ce qu’ils voulaient. Ça s’est vidé rapidement. J’ai pris ce que j’ai pu. C’est à ce moment-là que j’ai vu certains de mes amis pour la dernière fois.

Quelques-uns ont dit qu’ils iraient vivre dans les terres. D’autres qu’ils essaieraient de survivre dans leur maison. Certains avaient perdu espoir que les choses reviennent comme avant.

Molly a continué d’y croire. Elle m’a dit : « Fais ce que tu as toujours fait : chasser, pêcher, poser des collets. En nous rationnant maintenant, nous pourrons nous débrouiller aussi longtemps que possible. » Et elle avait raison.

Il y a eu une vague de suicides. Beaucoup sont morts de faim. Je ne sais pas ce qui est arrivé aux familles qui ont quitté le village. Puis, plus rien. Il ne restait que nous.


***


Jim marchait devant Robyn et Jadis. Il tirait le traîneau. Elles avaient chacune leur arc à l’épaule. Leurs flèches se trouvaient dans un sac qu’elles avaient fabriqué. Elles devenaient de bonnes chasseuses. Elles étaient presque aussi grandes que Jim, et leurs longs cheveux tressés atteignaient le bas de leur dos.

On aurait dit des jumelles tant elles se ressemblaient. Tous trois marchaient le long de maisons ensevelies sous la neige. Aucun mouvement ne provenait des habitations. Jim avait marqué d’un X celles qu’il avait visitées et dont les corps avaient été brûlés. De temps à autre, ils passaient près de maisons encore inexplorées.

Sachant que le lapin était une source sûre de nourriture, Jim avait posé çà et là des collets dans le bois qui entourait le village, et il faisait sa tournée tous les deux jours. Ils se dirigèrent vers les pièges que Jim n’avait pas encore vérifiés.

Il y avait un lapin dans chaque collet tendu, six en tout. Jim sourit en chargeant les lapins dans le traîneau et en replaçant les collets. Il s’apprêtait à montrer ses victuailles aux filles quand il remarqua qu’elles chuchotaient et pointaient du doigt la lisière des arbres autour d’eux. Jim leva les yeux : des perdrix étaient perchées sur des branches. Jadis et Robyn armèrent leur arc, le bandèrent, visèrent chacune leur cible et décochèrent une flèche. Les oiseaux atteints tombèrent alors que les autres prenaient leur envol.

— Wow ! Bientôt, vous n’aurez plus besoin de moi ! s’exclama Jim.

Aux anges, les soeurs échangèrent un regard complice et offrirent leur plus beau sourire à Jim. Avant de rentrer, avant même que Jim aperçoive les lagopèdes à queue blanche, les filles les avaient déjà repérés. « Papa », chuchota Robyn. Jim s’immobilisa pour observer la scène. Les filles s’agenouillèrent et, une fois de plus, décochèrent leurs flèches en même temps. Jadis en atteignit un, tandis que Robyn réussit à en attraper deux d’un coup. Elles en abattirent quelques-uns de plus sur le chemin du retour.

— C’est Maman qui va être contente, dit Jim pendant qu’ils mettaient le gibier dans le traîneau.

— Papa, peux-tu chanter la chanson ? Celle qui jouait à votre mariage, demanda Robyn alors qu’ils se remettaient en marche.

— Ce n’est pas moi qui ai une belle voix, c’est votre mère ! répondit-il en riant.

— S’il te plaît, le supplia Jadis, je vais chanter avec toi, maman est en train de me la montrer.

Jim grommela, mais commença tout de même à chanter et Jadis se joignit à lui. Sa voix était adorable. 

Dans le village, on n’entendait que leur chant et le crissement des raquettes dans la neige molle.

Ils se rapprochaient de la maison lorsque Jim vit une silhouette au loin s’avancer vers eux. Il s’arrêta. Il pensa d’abord que c’était un orignal. De temps à autre, il en voyait un s’aventurer dans le village. Lorsque ça se produisait, toute la famille participait à la chasse, mais cette fois-ci il n’était pas certain d’avoir le temps d’aller chercher Alton et Molly. Ils se tinrent immobiles, attendant de voir quelle direction prendrait l’animal. Mais lorsque la silhouette se fut rapprochée, Jim se rendit compte qu’il ne s’agissait pas d’un orignal, mais bien d’un homme.

— Robyn, Jadis, restez derrière moi, préparez votre arc, mais ne le levez qu’à mon signal.

Elles suivirent les instructions. Jim se tenait devant, la main près de sa ceinture où se trouvaient ses couteaux de chasse. Les filles, côte à côte derrière lui, arc en main, attendaient.

L’homme était de plus en plus proche ; il marchait avec ses raquettes et tirait un plus long traîneau que celui de Jim. À force de l’observer, Jim s’aperçut qu’il y avait quelqu’un derrière l’homme. Ils s’arrêtèrent à quelques mètres d’eux. L’homme retira son capuchon, révélant ainsi son visage, et leva la main.

— Watchiya, dit-il. Watchiya, nous ne vous voulons aucun mal. Nous marchons depuis longtemps, depuis Eastmain. Voici mon fils.

Jim regarda le garçon, qui semblait du même âge qu’Alton. Jim retira son capuchon et ses lunettes de soleil, et s’avança vers eux. Les hommes se serrèrent la main.

— Watchiya, bienvenue. Je m’appelle Jim.

Il sourit et se sentit émerveillé. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas vu d’autres personnes que les membres de sa famille. L’homme qui lui faisait face semblait pas mal plus âgé que lui, mais il était encore robuste.

— Je m’appelle Thomas, et voici mon fils, Henry. Nous sommes tellement heureux de vous rencontrer, dit-il, les yeux pleins d’eau et la main toujours dans celle de Jim.

— Voici mes filles. Venez avec nous, la maison n’est pas loin.

Thomas se tourna vers Henry ; ils se sourirent et s’étreignirent. Ils suivirent Jim et ses filles et, pour la première fois depuis longtemps, le père eut une bouffée d’espoir pour l’avenir et pour son fils.


***


Tout allait bien là où nous vivions, près de la communauté où j’ai grandi. La mère d’Henry étant décédée depuis peu, il ne restait qu’Henry et moi.

Une nuit, je me suis réveillé en toussant, crachant mes poumons comme jamais. Comme si quelque chose essayait de sortir de mon corps. Ne voulant pas réveiller Henry, je suis sorti et, grâce à la lumière de la Lune, j’ai vu le sang sur la neige.

Peu après, nous avons commencé à marcher. J’espérais rencontrer quelqu’un en chemin ; nous nous sommes arrêtés à plusieurs camps sur des territoires que je connaissais, mais il n’y avait personne. Personne en vie, à tout le moins. Nous avons continué à marcher jusqu’à ce que je me rende compte que nous étions près de Waskaganish. Je me suis dit qu’on y trouverait des gens.

Et j’avais raison. Nous avons trouvé de bonnes personnes. Je sentais qu’à présent, Henry avait une chance.

Puis, je me suis endormi.