Wayne Rabbitskin
Par un matin magnifique et réjouissant, mon père et moi avons quitté la communauté pour chasser le lagopède sur la berge de la rivière. Assis dans le traîneau tiré par la motoneige de mon père, je me rappelle m’être senti spécial, avoir eu la sensation d’un bonheur extraor¬dinaire parcourant mon corps maigrichon et se frayant un chemin jusque dans mon coeur. Pour un garçon, il ne pouvait y avoir plus important que de passer du temps avec son père, surtout dans la nature pour chasser le lagopède – à mes yeux en tout cas. Je devais avoir sept ou huit ans, et mon père et moi longions les rives pittoresques de ce que mon peuple appelle « Chisasibi », ce qui signifie « grande rivière ». Chisasibi Iiyiyiuch, le Peuple de la Grande Rivière, s’est toujours déplacé sur ce cours d’eau en raquettes et en canot depuis des centaines et des centaines d’années. C’était un parcours que tous connaissaient intimement et qui permettait à de nombreux clans d’accéder à leur territoire de chasse ou aux lignes de piégeage. La rivière leur fournissait une abondance d’animaux, ce qui leur permettait d’assurer leur subsistance, d’être en lien avec le territoire et de conserver leur culture. Pour les jeunes garçons cris de la baie James qui aspiraient à devenir de bons chasseurs, les premiers apprentissages se faisaient en accompagnant leur père ou grand-père à la chasse au petit gibier, comme un premier lagopède, une gélinotte ou un lièvre. Le garçon apprenait en regardant son mentor chasser les animaux, les nettoyer ou les traquer, ce qui se faisait toujours de manière respectueuse. Les hommes cris de la baie James jouaient un rôle important dans l’éducation des jeunes garçons. C’était leur responsabilité sacrée. Ce jour-là, c’était mon tour de recevoir ces connaissances. C’était un moment privilégié pour n’importe quel garçon cri, et je ne faisais pas exception.
En tant que garçon cri, me retrouver dans la nature avec mon père et passer du temps avec lui me procurait le plus grand bonheur ; tirer sur autant de lagopèdes venait en prime. Mais notre partie de chasse devait être mise sur pause, pour l’instant. À quelques kilomètres de notre communauté, à l’embouchure de la Grande Rivière, mon père s’est arrêté. À l’horizon se profilait un blizzard, et nous devions faire demi-tour. Tandis qu’il manoeuvrait la motoneige pour revenir sur nos pas, je me tenais sur le traîneau, les deux mains agrippées aux rebords, et j’essayais de le faire glisser d’un côté puis de l’autre. Je m’amusais comme un fou, mais j’ai dû brasser le traîneau un peu trop, parce qu’il a viré et que je suis tombé dans la neige. Je riais toujours en me relevant, alors que le traîneau rebasculait sur ses skis et que mon père continuait sa route. J’ai su, à ce moment, qu’il ne s’était pas rendu compte de la situation et que cette aventure joyeuse venait de se transformer. Je courais maintenant derrière mon père avec la peur au ventre. Je me rappelle avoir enlevé mes pantalons de motoneige, pensant pouvoir courir plus vite – ce qui fut le cas –, mais pas assez pour le rattraper. Alors qu’il disparaissait dans la baie, des larmes ont commencé à rouler sur mes joues, puis à geler à cause du froid. La course a commencé à me fatiguer, mais j’ai continué à marcher en suivant ses traces. Le blizzard n’a pas tardé à me rattraper, effaçant graduellement les traces de mon père jusqu’à ce que je ne puisse plus les voir. J’avais froid et j’avais peur. Je marchais dans la poudrerie depuis un bon moment quand j’ai vu les phares de ce qui me semblait être une motoneige. C’était mon père qui m’avait retrouvé dans ce blizzard, et la joie est revenue aussi vite qu’elle avait été assombrie par la peur. Il m’a demandé où je voulais m’asseoir et j’ai répondu : « Avec toi. » Il a souri et m’a dit : « Alors, monte », et nous avons traversé la baie, en route vers la maison.
Sur le chemin du retour vers chez nous, une île pai¬sible et magnifique située à l’embouchure de la Grande Rivière – connue officiellement sous le nom de Fort George – je me rappelle avoir pensé : Je suis à la maison. L’île de Fort George se trouvait sur la rive est de la baie James, au Québec, à 1 400 km au nord de Montréal, mais le village qui y était bâti a ensuite dû être relocalisé à quelques kilomètres, à l’emplacement de notre com¬munauté actuelle, Chisasibi. C’est à cause d’un projet d’Hydro-Québec que le Peuple de la Grande Rivière a été forcé d’abandonner sa communauté paisible et sereine pour se réinstaller sur la terre ferme, en 1979-1980. Je me souviens de ce jour-là, de ma course pour tenter de rattraper mon père sur les rives de la Grande Rivière, au beau milieu d’une tempête de neige, je m’en souviens comme si c’était hier. Je m’en souviens d’autant plus qu’il est rarement revenu sur ses pas : toute ma vie, j’ai senti qu’il me fallait courir après lui, courir après son approbation, son attention, son estime, sa reconnaissance et son temps. Le Peuple de la Grande Rivière n’a pas seulement subi la destruction de son territoire pour faire place à un énorme projet hydroélectrique, il a aussi perdu son identité culturelle dans les affres du colonialisme. De nombreux enfants cris ont été enlevés et transférés dans un système étranger qu’on appelle aujourd’hui les pensionnats autochtones. Mon père était un de ces enfants. À l’âge tendre de six ans, il a quitté le confort et la sécurité de ses parents et de sa communauté.
Je ne connais pas l’étendue de ce qui s’est passé dans ces pensionnats, et mon père n’en parle jamais. Peu importe ce qui s’est passé et ce qu’on lui a fait, cette expérience l’a suivi jusqu’à l’âge adulte, et elle resurgissait quand il était ivre. C’était un buveur irascible. Il devenait très violent envers ma mère, occasionnellement envers moi, et j’en suis venu à avoir peur de lui. Je voyais les adultes faire la fête dans notre maison, se battre et manger toute notre nourriture. En grandissant, j’ai développé une amertume envers lui et je me rappelle m’être dit : Quand je vais être grand, je vais lui botter le cul et jamais je ne serai comme lui. Quand il ne buvait pas, il était drôle et toujours affectueux envers ma mère, mais je pense qu’il se sentait coupable des bagarres et des disputes. À l’époque, je pensais que je ne serais jamais comme lui, mais c’est le contraire qui s’est produit. J’ai été alcoolique moi aussi. Je n’étais pas capable de boire avec modération ou de manière responsable : quand je buvais, je devais m’intoxiquer… exactement comme mon père. J’ai adopté certains de ses comportements, des comportements blessants envers les autres, surtout ceux que j’aimais. Ses blessures du pensionnat sont devenues les miennes. Parfois, j’avais l’impression que le pensionnat m’avait volé mon père. Je rejetais la faute de tous mes problèmes sur ce système, sur mon père et sur le monde entier. En grandissant, je suis devenu rebelle, ce qui m’a causé des ennuis légaux et avec d’autres autorités. Je ne connaissais pas ma propre identité et j’étais devenu quelqu’un d’autre, un jeune homme amer, puis un homme en colère. Je portais tellement de douleur à l’intérieur de moi.
Aujourd’hui, dans ma douzième année de sobriété, j’ai pardonné à mon père. Je pense que le pardon est l’élément indispensable pour un réel changement. Je pense que le jour où je lui ai pardonné, j’ai arrêté de courir après lui. Je devais trouver une façon de changer, d’être un meilleur homme que celui que j’avais été jusque-là. Mon père et moi sommes réconciliés l’un avec l’autre. Lui aussi est sobre maintenant. Il n’est plus alcoolique. Notre relation père-fils n’est pas parfaite, mais on y travaille. Mon père est vieux maintenant et je suis heureux d’avoir trouvé dans mon coeur la force de lui pardonner, d’apprendre à le connaître, de rétablir mon lien avec lui. Lui aussi a vécu beaucoup de choses enfant, il a beaucoup perdu, a été blessé. J’ai finalement arrêté de le blâmer. Et j’ai aussi cessé d’en vouloir au reste du monde. Aujourd’hui, il est en deuil d’autre chose : il souhaite ardemment aller à la chasse, ce qu’il ne peut plus faire. Il veut être là où il a ses attaches, là où il se sent chez lui. Moi, en revanche, je continue de retourner sur le territoire de temps à autre, d’apprendre les façons de faire de mon peuple, de réclamer mon identité culturelle.