Tepatshemu

Là où vivent les nomades, des vibrations sont envoyées depuis des millénaires par les chamans-chasseurs « kushapatshikan  ». Ce peuple est un peuple de survie, la famine a été longtemps l’ennemi le plus redoutable pour lui. Le seul moyen de contrer la famine était de faire des rituels. 

Sur une route enneigée, à bord de leur pickup, Jeremy et Caroline sont à la poursuite de caribous. La femme plisse les yeux. 

— Est-ce que ce sont des caribous qu’on voit sur le lac ? Avec la pleine lune, on croirait voir des ombres danser.


***


Au même moment, Stella, qui s’occupe des aînés, entre chez madame Mckenzie. Elle lui prépare un thé et s’assoit devant elle. L’aînée lui lance : 

— Vous et vos cérémonies ! 

Après un silence, elle ajoute :

— Laisse-moi te raconter une histoire.


***


Dans le froid vigoureux de la nuit, Nishapet réveilla sa fille Annie, qui était bien emmitouflée au chaud. Annie ne voulait pas se réveiller, elle était trop bien. 

— Si tu te lèves maintenant, quand nous arriverons au prochain campement, je mettrai une cuillerée de sucre dans ton thé. 


***


Stella demande à l’aînée si elle croit aux esprits.

— Je les entendais quand je vivais encore dans le territoire. Parfois, ils rôdaient la nuit autour de nos tentes. Je les ai entendus. Mon père disait qu’il fallait rester à l’intérieur. 

— Aviez-vous peur des esprits ?

— Il y avait toutes sortes d’esprits qui flânaient dans le territoire, certains pouvaient m’effrayer. On les sentait par des frissonnements qui nous traversaient le corps, ou encore on sentait les vibrations dans la terre. J’ai arrêté de les sentir lorsque j’ai appris à prier. Durant nos voyages, on avait rencontré des religieux. Des esprits nous poursuivaient et un des prêtres m’a montré une aiamieun.

 
***


Jeremy et Caroline commencent à être pessimistes. Leurs chances de tuer s’amenuisent et il se fait tard. 

— On dirait que les caribous ne sont pas ici. C’est tellement tranquille, à moins qu’on mette de la musique. Faut mettre de la musique innue ! Je pense que, si on chante en plus, ça peut aider à les attirer. On va mettre du Kashtin ! dit Caroline.


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Annie se leva, elle était encore tout endormie lorsqu’elle s’habilla pour s’engouffrer dans la noirceur de la nuit. Elle pensa au thé sucré que sa mère lui avait promis lorsqu’ils arriveraient au campement et cette pensée lui donna du courage. 

Depuis quelques heures, elle et sa famille marchaient vers une lueur et Annie murmurait « shakashtueu2. »

Le soleil commençait à se lever, et plus il montait dans le ciel, plus la neige peinait à soutenir le poids des traîneaux et des pas de son groupe. La petite fille pouvait déjà sentir l’odeur du thé sucré. Bientôt, ils s’arrêteraient pour s’installer. 


***


À la lueur de la pleine lune, les caribous marchent sur les lacs, évitant ainsi l’intensité du magnétisme qui se promène dans la forêt, étouffant du même coup le bruit de leurs sabots qui pourrait mener les chasseurs vers eux. Les caribous ont compris, il y a longtemps, que le magnétisme avait très peu d’effet dans l’eau. Ils s’amusent à danser en cercle sur les lacs en attendant que les vibrations passent pour continuer leur chemin. 

Après un long silence, l’aînée s’adresse à Stella :

— Quand les Innus voyageaient encore sur le territoire, il n’y a pas si longtemps, il y avait cette famille de quatre enfants avec leurs parents. Cette famille se tenait toujours à l’écart, suivant les autres loin derrière, plantant leur tente à distance de tous et mangeant seulement entre eux. On racontait que la mère souffrait de délire paranoïaque, mais personne ne s’en inquiétait, car le groupe les voyait rarement.


***


Dans leur pickup, Jeremy et Caroline mangent du pain en écoutant du Kashtin. Les caribous ne sont toujours pas là.

— Faudrait prier, les tounes marchent pas ! 

Découragée et fatiguée, Caroline commence à prier en silence. 


***


L’aînée prend un ton plus grave pour raconter la suite de l’histoire à Stella.

— Le froid commençait à se faire sentir, la nourriture était de plus en plus rare et voyager devenait presque impossible. Les animaux avaient disparu, la glace était devenue trop épaisse et trop dure pour être percée. Les nomades avaient décidé de ne pas bouger pour quelque temps. Tous étaient épuisés. 


***


Annie observa la femme que tous craignaient un peu. Cette dernière déposa un plat fumant de nourriture près de leur tente. 

— Maman, pourquoi cette femme a de quoi manger alors qu’il n’y a plus rien ?

— Mange, ma fille, mange. Remercie-la plutôt pour sa générosité.


***


Jeremy regarde Caroline, encore perdue dans ses prières intérieures.

— Un aîné m’a raconté que nos chamans priaient pendant des jours avant de trouver le caribou. Aujourd’hui, on a arrêté les cérémonies de chasse, mais ils disent que les vibrations du teueikan. Tambour.des anciens se promèneraient toujours dans le territoire. Ils disaient que c’était de cette façon que les nomades pouvaient cerner les caribous. Nous, on est au chaud, en pickup, et il n’y a pas moyen de les apercevoir.

On va aller dans cette direction. 

Caroline est fatiguée. Elle ne se montre pas très enthousiaste et rouspète même un peu.

— Ça fait des jours qu’on les cherche, va falloir retourner. Il ne nous reste presque plus rien à manger. 


***


L’aînée continue son récit devant une Stella intriguée :

— Quelques jours passèrent, la famille ne donnait plus aucun signe de vie. Un homme du groupe demanda aux autres hommes de vérifier si la famille allait bien. 
À cet instant précis, un silence particulièrement lourd s’abat sur la maison de la vieille femme et Stella est parcourue par un frisson qui lui fait dresser le poil des bras. 


***


Les hommes sortirent en petit groupe dans le froid sibérien.

— Maman, mais où va papa ? Où vont les hommes ?

— Ils vont seulement s’assurer que la famille va bien. 

— Maman, regarde ! Le petit Ben court derrière les hommes !

— Ne t’en fais pas. Viens te coucher, maintenant.

— Aaahh, Maman, pourquoi il faut se coucher le jour et marcher la nuit ? Je suis épuisée. La nuit, on devrait dormir. 

La petite fille s’enveloppa dans les couvertures et se rappela qu’elle n’avait pas vu les enfants de cette famille depuis des jours déjà. 


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Stella verse un peu de thé dans les tasses vides. Madame Mckenzie continue son récit de plus en plus angoissant :

— Arrivés près du campement de la famille, les hommes sentaient la fumée qui sortait par le haut de la tente. En s’approchant, ils entendirent le crépitement du feu. À leur avis, tout était trop calme et normal. Ils entrèrent. 


***


Les nomades installaient le chaman-chasseur dans une tente étroite avec son tambour. Les vibrations du teueikan pouvaient voyager pendant des jours sur le territoire. Tant que le chaman ne repérait pas un troupeau de caribous, il devait y rester, sans manger ni boire. 

Ça fait des heures qu’ils roulent. Ils regardent le chemin devant eux en silence. Jeremy ralentit. Des ombres bougent et de grands yeux brillent dans la nuit. 


***


L’aînée ménage ses effets. Elle boit quelques gorgées de son thé fumant avant de poursuivre : 

— Les hommes sortirent de la tente avec de lents et lourds mouvements tout en essayant de crier, mais sans pouvoir émettre le moindre son. Un sentiment de terreur les paralysait. Une fois hors de la tente, ils réussirent à s’extirper de cette force invisible qui les empêchait de bouger et s’empressèrent de rejoindre leur famille pour fuir le plus loin possible. 


***


Quand le magnétisme des vibrations du teueikan avait rejoint le troupeau de caribous, le chaman-chasseur entendait enfin les coups de sabots. Il sortait de sa minuscule tente et indiquait aux chasseurs la direction à suivre. 

Jeremy sort son fusil. Ils sont là, devant lui. Il ouvre la portière, mais les caribous sentent le danger et s’enfuient à toute vitesse. Il reprend le volant, accélère et poursuit les caribous. Des coups de fusil retentissent dans la nuit.

 
***


Annie se réveilla. Elle entendit des cris et ressentit de fortes palpitations dans sa poitrine. Son père entra dans la tente, l’oeil apeuré, et commença à ranger leur bagage dans des sacs. Sa mère se dépêcha de l’aider.


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Jeremy assemble les caribous morts. Il les ouvre ensuite un par un, par le ventre, et extirpe d’abord leurs tripes. Il continue en enlevant la peau et taille minutieusement les filets de chaque côté de la colonne. Il termine son travail en découpant les têtes, les épaules et en déjointant les cuisses. Les phares du pickup éclairent l’homme au travail en créant des ombres distordues.

 
***


Les nomades décampèrent. La neige du jour était trop légère pour soutenir les traîneaux et leurs pas, mais la peur leur donnait une force surhumaine leur permettant d’avancer. La petite Annie rejoignit son ami Ben. 

— Qu’est-ce qu’il y avait, dans la tente ?

— C’est la femme… Elle a découpé ses enfants et son mari… comme on découpe atikussats.


***


Caroline est debout dans le chemin et elle sent des frissons lui traverser le corps. Elle se tourne vers son homme : 

— T’as senti ? J’ai l’impression que la terre a vibré sous mes pieds. 

L’homme la regarde, puis continue de placer les morceaux de caribou dans la boîte du pickup. Il démarre le véhicule. Jeremy réfléchit un instant avant de lui répondre.

— Ça me rappelle que les aînés parlent de caribous qui dansent en cercle durant les froids de pleine lune. 

— Et ils ont dit pourquoi ils faisaient ça ?

— Non, ils n’ont jamais dit pourquoi ils faisaient ça


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L’aînée regarde par la fenêtre et remarque un pickup qui se stationne devant chez elle. Elle sourit. 

— Ma fille arrive avec Jeremy, ils ont tué. 

Stella est secouée et veut connaître la fin de l’histoire.

— Qu’est-il arrivé à la femme qui a découpé sa famille ?

— La femme est restée seule et loin de toute âme qui vive. On raconte que d’autres nomades l’ont vue, mais personne n’a osé s’approcher d’elle. 

L’aînée, dans sa chaise berçante, imite les gestes d’un singe avec des tics. 

— Selon mon grand-père Ben, c’était comme ça qu’elle bougeait. Elle grouillait de même quand il est entré dans la tente. Avant de s’enfuir, il a regardé les morceaux de corps humains accrochés… comme on accroche les caribous. 

Stella demeure longtemps pensive. Ces derniers temps, sa mère a fait exactement les mêmes gestes. Sa mère affamée.