Mémoire ancestrale

Il y a dans l’air des odeurs de glaise, de terre détrempée et de sel. Ici et là, des monticules de neige brune nous rappellent au souvenir de l’hiver. Je marche avec mon père et Xavier sans faire de bruit. Nous allons à la chasse aux outardes. Elles sont arrivées récemment, leurs ailes gonflées de ciel. Cette volée, fourbue de sa longue migration, s’est déposée au marais coutumier, en un seul mouvement, telle une vague qui s’échoue doucement sur la grève. Elles sont plusieurs dizaines, le port altier, les pattes enlisées dans la vase, les ailes frémissantes. 

Elles ne nous ont pas vus. Depuis notre cache, nous les observons longuement, captivés par ce spectacle à la nature puissante et vigoureuse. Venues du Sud, elles ont contemplé des paysages que nous ne verrons jamais, ont savouré l’eau ruisselante de montagnes qui ne porteront jamais non plus l’empreinte de nos pas. Quelques goélands planent plus loin et leur cri strident ajoute à la beauté du moment. Mon père, la cigarette au coin de la bouche, m’ordonne de mettre mes mains sur mes oreilles. L’oeil plissé, il tire un premier coup puis, d’un geste vif et mesuré, recharge son fusil et tire une seconde fois. Cette détonation fait s’envoler les oiseaux en un formidable froissement d’ailes. Je regarde mon père, qui, d’un mouvement hâtif, recharge une fois de plus son fusil. Concentré, il pointe l’arme vers le ciel, dirige le canon vers cette multitude et tire une dernière fois. Je regarde l’outarde tomber, virevolter, ses ailes ne lui servant plus. Elle s’abat au sol en un bruit sourd et lourd. Excitée, je me mets debout en criant de joie et cours vers les outardes qui gisent au sol. Elles sont lourdes, grasses et encore chaudes. Mon père, qui me suivait, me regarde en rayonnant. Je m’approche doucement de l’une d’elles. Du sang perle sur son bec. Je le lèche délicatement en serrant l’oiseau contre moi. Mon visage au creux de ses plumes, je lui demande en chuchotant : Ma soeur, raconte ton long voyage jusqu’à nous. 


*** 


Aujourd’hui, c’est dimanche. Je me rendrai à la messe et y chanterai d’anciennes mélopées devenues cantiques, des chants retranscrits en vieil innu dans un petit livre noir. Je possède celui qui appartenait à ma mère, et ses feuilles minces à la lisière autrefois dorée sont devenues jaunes et fragiles. J’aime tourner ces pages, fines et délicates, qui me rappellent la texture de l’écorce de bouleau. 

Tous les vieux serrent dans leurs mains le livre des cantiques. Ils le feuillettent frénétiquement d’une chanson à l’autre comme s’ils ne connaissaient pas déjà les chants par coeur. Ils chantent de plus en plus fort comme pour meubler l’absence, le vide qui s’est fait au cours des dernières années dans l’église du village. Perdue dans mes pensées, je sursaute, surprise et confuse. Voilà le curé qui s’insurge et fulmine contre les injustices qui sévissent dans le monde. Rien n’est oublié : la politique, la pauvreté, la faim. Les nouveaux mariés de la veille qui le servent se regardent nerveusement. Sa voix, amplifiée, résonne sur les murs de l’église. Je le regarde, anxieuse, les yeux ronds, et j’ai tout à coup l’envie folle de rire ! C’est qu’il m’a prise au dépourvu, ce père Larouche ! Enfin, la litanie recommence, il reprend sa messe et ses esprits. Le curé du village s’exprime dans un innu machinal, l’accent est épouvantable, le ton est monocorde.

J’égrène fébrilement mon chapelet en récitant mes Ave Maria pour ne plus réfléchir. De toute façon, moi aussi je la connais par coeur, la messe ! Et puis, sacrilège des sacrilèges : j’entends un gloussement derrière moi. Je me retourne vivement et, du coin de l’oeil, j’aperçois la vieille Sophie, la main sur sa bouche, ses épaules tressautant, son rire étouffé, ses yeux plissés d’amuse-ment. Elle ricane en pleine messe ! Quelle effrontée ! Des toussotements désapprobateurs se font aussitôt entendre et les quelques enfants présents s’agitent sur le bois patiné du banc où ils sont assis. Quelques minutes plus tard, la messe prend fin et je vois Sophie, le foulard déjà sur la tête, qui se précipite vers la sortie. Son poulet du dimanche doit brûler, au diable le bouillon où elle comptait mouiller son pain.

Je regarde l’autel et les objets sacrés qui y sont déposés. Je me souviens de mon père alors qu’il préparait sa chasse d’automne. Comme le curé Larouche sur son autel, il étalait consciencieusement son équipement sur une toile, puis en faisait l’inventaire. Il frottait ses pièges, affûtait sa hache, huilait son fusil. Il caressait avec tendresse son couteau croche comme on caresse le visage d’un enfant. Puis il levait la tête, me regardait de ses beaux yeux bleus et me souriait tout en tirant sur sa pipe, qu’il gardait coincée entre ses dents du matin au soir. 

Un jour, Maman était entrée dans la tente, les joues colorées par la brise fraîche de l’arrière-saison. Du soleil plein les yeux, elle avait déposé près de moi ses paniers débordant de baies rouges. « Fais de la confiture pour ton père », m’avait-elle dit. J’avais sept ans. Mes petites mains ont tisonné le feu pour qu’il crépite et les flammes, gourmandes, ont lapé les bûches que je venais de déposer dans le poêle. Je séparais les fruits des feuilles et du lichen et goûtais leur chair acidulée avant de les déposer, tambourinant, dans un chaudron d’aluminium. Cueillis à ras le sol, ils étaient d’un rouge profond, comme un prélude aux couleurs qui suivent la même saison : le jaune, le brun, l’orange. Puis, pendant plusieurs mois, un blanc glacial et un vert conifère accapareraient les paysages. Ce petit fruit représentait à mes yeux d’enfant la fin de l’été alors que j’anticipais, parfois avec une inquiétude famélique, la rigueur de l’hiver boréal. 

Au printemps, le grand lac s’était défait des glaces qui s’étaient compactées au fil du froid. Malgré tout, la famine avait encore affecté plusieurs familles, dont celle de Marianne, l’amie de Maman. Je l’avais vue sangloter dans la tente de mon oncle, les mains sur son visage, les épaules en soubresauts. Elle raconta avoir marché pendant des jours pour retrouver la harde de caribous qui s’éloignait de plus en plus, à la recherche de lichen. La neige était dure et glacée et les déplacements des chasseurs devenaient ardus. Du lever au coucher du soleil, ils avaient suivi les traces en croissants de lune, un peu plus affaiblis chaque jour. La lumière dans leurs yeux s’éteignait peu à peu. La famine. La famine tant redoutée. Né prématurément, l’enfant de Marianne était chétif et souffreteux. Elle regrettait maintenant de ne pas l’avoir laissé au village chez sa cousine alors enceinte de jumeaux et dont le médecin avait dit qu’il valait mieux qu’elle ne se rende pas en territoire cette année. La décision d’enterrer l’enfant sur place avait été prise. Je me souviens de Maman venue me chercher en silence, me prenant par la main ; elle m’avait regardée, paniquée, les yeux rouges et gonflés. Son regard s’était soudé au mien, et la conscience de notre attachement mutuel s’était alors scellée en un gémissement profond et guttural. Nous sommes restées enlacées pendant de longues minutes jusqu’à ce que Papa vienne nous dire qu’il fallait monter le campement. Je voyais bien qu’il souffrait lui aussi et que de la gratitude envers Papakassiku habitait tout son être. Nous étions dépendants de ses largesses et de ses considérations. Nous étions liés à lui. Notre vie, notre mode de vie et notre culture dépendaient de lui. 

De retour à la maison, je suis chassée hors de mes souvenirs. Dehors, un chien jappe nerveusement. Un second, plus petit, l’air névrosé, joint ses hurlements au premier. Délaissant mon tricot, je jette un coup d’oeil par la fenêtre. C’est le chien noir d’en face qui monte courageusement la garde sur la galerie. Pauvre bête ! Si efflanquée, édentée. Voilà Mathias, qui, la tête coiffée d’une vieille casquette des Nordiques, déambule au milieu de la rue. Il porte sur son dos un sac-poubelle noir, de grand format, tout fripé. Les yeux à l’affût, comme un chasseur, il scrute la rue pour y déceler la moindre étincelle de verre ou d’aluminium dans la lumière du midi. Le voilà qui se penche pour ramasser quelques canettes de bière vides. Cling ! Clang ! Il les balance dans son sac, se frotte les reins un long moment, ajuste sa calotte, puis reprend son chemin en répétant le même manège quelques pas plus loin.

Je regarde à nouveau le chien d’en face, qui, vexé d’avoir été ignoré, s’est tu. Les oreilles basses, il a tourné sur lui-même trois fois avant de se coucher par terre. Après un moment, il a longuement bâillé, puis s’est mis à se lécher l’arrière-train. 

Un corbeau vient se percher sur le canot défraîchi du voisin. Il croasse obstinément avant de picorer par simple habitude. Ce canot appartenait au vieux Jérôme. Ou « Shenum », comme on l’appelait. 

Chaque printemps, le vieil homme s’installait avec ses pinces et marteaux, ses clous, pinceaux et goudron pour réparer les dommages causés par la précédente expédition annuelle. Il sablait les bois pour les vernir, graissait la babiche de chacune des assises pour les assouplir et goudronnait chaque marque qui lui semblait douteuse. 

Je contemple l’embarcation installée sur ses montants. Sa toile rouge, devenue d’un rose fané, est maintenant déchirée à plusieurs endroits, en lambeaux sur son ventre creux. Son bois, jadis d’un beau blond doré et brillant, asséché désormais, a pris une couleur grise et terne. Sa flamboyance de jadis s’est éteinte. Il était pourtant de ceux qui fendaient les rivières en glissant sans bruit sur leurs vagues perpétuelles. Il était de ceux qui se portageaient sur le dos en sueur d’hommes et de femmes dont la survie dépendait de leur marche jusqu’aux territoires d’hiver. Un grand canot fait pour suivre l’eau et ne faire qu’un avec elle. 

Enfant, ma mère m’asseyait au milieu du canot. Assise sur un ballot, je regardais défiler le paysage boréal. Parfois, je me couchais en regardant les nuages se faire et se défaire au gré du vent qui les balayait. Je me laissais bercer par le rythme des rames battant l’eau. Je pouvais déceler l’effort du coup de rame de mon père alors que nous nous approchions du prochain campement. Je sentais alors l’excitation du voyage reprendre son souffle et s’éparpiller tel un vent qui attise les flammes d’un feu de forêt. Nous pourrions enfin nous reposer longuement de cette journée qui s’achevait et qui clôturait plusieurs jours passés sur le dos de rivières ou en portage. 

Au bout de la rue, j’aperçois Sophie. Elle marche seule. Pendue à son bras, une sempiternelle sacoche. Pas la même que celle qu’elle avait ce matin à la messe. Celle-ci est noire et brillante. L’autre était verte. Sophie, autrefois ma meilleure amie. Mais ça, c’était avant. Avant qu’elle ne m’annonce son mariage arrangé avec Xavier. 

Mort et enterré depuis vingt-deux ans. C’était hier. Xavier s’est noyé, avalé par la rivière, dans un tumulte sans cris. Une fois son canot renversé par les vagues, son corps a sombré dans les eaux profondes et froides. Sa dépouille gelée a été retrouvée en aval des jours plus tard, à plusieurs kilomètres de son campement. Son fils qui l’accompagnait ne s’en est jamais remis. Depuis ce temps, dévasté, il se noie à son tour sans jamais mourir. Il boit pour ne plus se rappeler, il boit pour s’oublier. Pauvre garçon. Je le vois souvent passer. Le dos voûté, le regard par terre, trimbalant un large sac-poubelle noir, portant toujours la même casquette. La misère sur ses maigres épaules, autrefois puissantes. 

Je m’assoupis un instant. Mes yeux se ferment sur la lumière du jour. Tout près, j’entends les enfants jouer dans la rue, puis un quatre-roues qui passe à toute allure. À la radio communautaire, Matiu chante doucement sa Terre Sauvage.