Akon:wara

J’ai grandi dans la petite communauté mohawk de Kanehsatake, où nos parents nous racontaient les histoires d’Akon:wara (visage grimaçant). Selon ce qu’on nous disait, Akon:wara était un être surnaturel tellement terrifiant que toute personne qui le rencontrait était paralysée de terreur. On disait qu’il se cachait dans l’ombre, attendant de kidnapper les jeunes qui se trouvaient dehors à la nuit tombée alors qu’ils auraient dû être chez eux.

Nos parents disaient que c’était la peur paralysante provoquée par la créature qui rendait la capture facile. Sans laisser de traces, on disparaissait pour toujours.

Bien entendu, on ne croyait pas vraiment ces légendes : elles étaient reléguées au rang des contes de grands-mères inventés pour que les enfants se comportent bien. Trouver un adolescent qui ajoutait foi à ces absurdités aurait été une tâche ardue. Néanmoins, il y avait, ici et là, des personnes qui croyaient ces histoires, et elles avaient habituellement de bonnes raisons.

J’avais dix-sept ans lorsque j’ai réalisé que tous les avertissements contenus dans les histoires de ma mère étaient vrais.

C’était vendredi et je me préparais à passer la soirée chez Dan et Colleen comme tous les vendredis soir. C’était deux de mes meilleurs amis et ils vivaient ensemble à environ un kilomètre de chez moi. Je n’avais pas de voiture, à l’époque, mais heureusement ce n’était pas une longue marche jusqu’à leur maison. Le trajet était sécuritaire. Je vivais sur la rue principale qui traversait le territoire et ils habitaient sur une petite rue perpendiculaire. De plus, je connaissais tous les habitants sur la route (les joies de vivre dans une petite communauté). La rue principale était entièrement bordée de maisons, à l’exception d’un petit boisé sur le côté nord qui faisait environ 250 mètres et qui s’arrêtait devant la rue de Dan et Colleen.

Malgré toutes les histoires effrayantes sur Akon:wara que ma mère m’avait racontées, elle considérait que j’étais en sécurité parce que je partais de la maison tôt et que, la plupart du temps, je finissais par dormir sur le sofa de mes amis pour revenir le lendemain matin. Cependant, elle ne manquait jamais de m’avertir avant que je parte : « Si tu rentres tard ce soir, assure-toi de ne pas marcher toute seule ! »

On était au début de Kenténha (octobre) et Kanenna’kè:ne (l’automne) était à son apogée : les feuilles avaient atteint leur plein potentiel chromatique et les arbres s’effeuillaient en vue de leur dormance hivernale. 

Le temps était frais, juste assez pour que ma respiration soit visible pendant ma marche. Les terrains voisins se trouvaient à différents stades de ramassage automnal. Certains étaient aussi propres qu’en été, d’autres, tapissés d’un lit de feuilles mortes. L’odeur terreuse des feuilles caduques se sentait à plein nez. Kanenna’kè:ne a toujours été ma saison préférée.

La soirée chez Dan et Colleen s’est déroulée comme à l’habitude, entre jeux vidéo, discussions et parties de cartes. À un moment, nous avons commencé à nous remémorer les vieilles légendes racontées par nos parents. Nous avons ri en repensant à ces histoires selon lesquelles les jeux d’argent étaient le passe-temps du diable et que d’y jouer, c’était l’inviter à entrer chez nous. Une autre histoire de grands-mères, comme on disait.

Comme d’habitude, le temps a filé et il était passé une heure du matin. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai dit à mes amis que je devais rentrer chez moi, que je ne voulais pas rester à dormir. Colleen a insisté, elle a dit qu’il était trop tard et que je devrais dormir chez eux comme d’habitude, mais j’ai refusé. Dan a essayé de me faire peur : « Il est passé minuit, les sorcières et tout ce qui nous traque la nuit sont réveillés et rôdent dehors, surtout Akon:wara. »

J’ai maintenu ma décision de retourner chez moi en dépit de ses tactiques de peur, alors il m’a offert de me raccompagner, ce que j’ai également refusé. Nous avons alors commencé à nous disputer. Que ce soit à cause de ma célèbre tête de mule ou parce que je suis une Kanien’kehá:ka forte et volontaire qui pense avoir quelque chose à prouver, je suis restée dans le cadre de porte, inflexible, et j’ai affirmé : « C’est pas loin, ça va aller ! » Sur ce, je suis sortie et me suis dirigée vers la maison.

Après tout ce chamaillage, il était passé deux heures et, en m’engageant dans la rue, j’ai constaté que j’étais la dernière personne encore debout. Tout était sinistrement calme. J’ai commencé à remonter la rue et, en observant chaque maison, je constatais la noirceur à l’intérieur et j’imaginais les gens bien emmitouflés sous la couette, profondément endormis. À ce moment, rien ne me semblait préférable à mon propre lit, surtout pas le minable sofa plein de bosses de mes amis.

La plupart des gens gardaient la lumière de leur porche allumée, ignorant que cela me procurait un sentiment de sécurité autant qu’à eux. Je savais qu’un des voisins gardait des chiens en laisse à l’extérieur, j’ai donc fait mon possible pour marcher sur la pointe des pieds afin de ne pas faire japper les bêtes et ainsi réveiller leur propriétaire.

J’approchais du bout de la rue quand j’ai soudainement senti la température chuter, ou alors je l’ai imaginé en sentant un frisson me parcourir le dos. En arrivant à la rue principale, je savais que quelque chose clochait.

Je marchais du côté sud de la route qui me séparait du petit boisé quand j’ai entendu une branche craquer. Mon coeur s’est mis à battre la chamade, tous mes sens étaient en alerte. C’est à peine si mes espadrilles faisaient du bruit sur le trottoir quand je marchais ; pourtant, à chacune de mes enjambées, j’entendais distinctement les pas de quelqu’un ou de quelque chose et un bruit de froissement de feuilles séchées. J’ai jeté un coup d’oeil derrière moi pour voir si quelqu’un d’autre retournait chez lui à pied : personne. J’ai scruté le boisé très rapidement. Il n’y avait rien, sauf l’obscurité.

Je me suis brusquement rappelé chaque histoire que ma mère m’avait racontée, petite, ainsi que celles qui nous faisaient rire un peu plus tôt dans la soirée. J’étais maintenant terrifiée, un sentiment horrible. J’aurais voulu courir jusqu’à la maison, mais ma peur était si grande qu’elle me donnait l’impression d’avancer à la vitesse d’un escargot. J’ai finalement été capable d’ac-célérer le rythme, mais ce qui me suivait dans le bois m’a imitée. Je ne pouvais me résoudre à regarder en direction du bois. J’ai pensé : « Si je ne regarde pas Akon:wara, il ne pourra pas me paralyser ; j’ai de meilleures chances de survivre et de voir ma mère si je regarde droit devant moi. » Je me répétais : « Continue à avancer. »

Pendant ce temps, j’étais si terrifiée à l’idée d’émettre le moindre sanglot que des larmes silencieuses roulaient sur mes joues. Mes jambes étaient à l’agonie, parcourues de crampes dues à l’adrénaline pompée dans mon sang, et j’avais l’impression d’être incapable de mettre un pied devant l’autre. Mon coeur était prêt à sortir de ma poitrine, mes joues étaient inondées de larmes, mes jambes crispées, mes oreilles à l’affût de tout bruit provenant de l’autre côté de la rue, et mon esprit délirait en pensant à tous les contes d’horreur et à ma contribution prochaine à la série de légendes racontées aux enfants.

Étrangement, malgré les innombrables fois où j’avais parcouru ce chemin, je n’avais jamais remarqué qu’il n’y avait qu’un seul lampadaire sur tout le trajet entre nos deux maisons. Et, bien entendu, il ne se trouvait pas devant le boisé. Il se trouvait juste après, là où il y avait de nouveau des maisons des deux côtés de la rue. J’ai alors décidé que ce serait le point de repère qui déciderait de mon sort, de ma survie ou de ma mort. Si je pouvais atteindre la sécurité de la lumière, je savais qu’Akon:wara ne pourrait pas m’avoir ; c’est en tout cas ce que les légendes disaient.

Tout en restant concentrée sur le lampadaire, je me suis rappelé qu’un autre de mes amis vivait juste à côté et je savais qu’il comprendrait si je frappais à la porte à cette heure. À présent, mon objectif était : au lampadaire, puis chez Wilson.

J’avais l’impression de marcher depuis une éternité, mais au moins le lampadaire semblait se rapprocher. Malheureusement, Akon:wara aussi savait que ses chances s’amenuisaient et qu’il devait agir bientôt. Ainsi, les pas semblaient se rapprocher et s’accentuer. Les feuilles crissaient, les brindilles craquaient au point de causer, malgré l’heure tardive, le gazouillis insolite d’un oiseau réveillé en sursaut dans son nid haut perché. Mais j’étais presque à la lumière, encore une centaine de pas et je serais sauve, je devais seulement continuer.

Dans l’espoir de déstabiliser mon adversaire, j’ai décidé que la meilleure chose à faire était de piquer un sprint jusqu’à la lumière. Malgré les crampes dans mes jambes et les protestations de mon cerveau – « As-tu perdu la tête ? Tu n’y arriveras jamais ! » –, je savais que c’était ma seule chance. J’ai alors commencé à courir comme jamais auparavant. La lumière était de plus en plus proche, je croyais enfin en ma survie ! Je devais seulement garder mon avance sur Akon:wara.

Les bruits de branches cassées et de feuilles écrasées avaient augmenté en intensité et en vitesse : Akon:wara courait aussi pour me rattraper pendant qu’il en était encore temps.

Je devais être imprégnée du pouvoir de mes ancêtres, parce qu’avant même de m’en rendre compte, j’étais dans la lueur du lampadaire ; mon prochain arrêt serait la maison de Wilson. Mes jambes ne pouvaient plus courir et je me suis permis de m’arrêter un moment, baignant dans la lumière du lampadaire comme si c’était un rayon de soleil. J’entendais tout un tumulte en provenance du bois. De grosses branches se rompaient et le raffut des feuilles malmenées était erratique, comme si Akon:wara piquait une crise en s’apercevant qu’il avait perdu la course. Une grande bourrasque a traversé le bois, et tout est redevenu silencieux.

Je suis restée là un moment pour m’assurer que les bruits s’étaient réellement volatilisés. J’ai regardé autour de moi ; la maison de Wilson était la prochaine, mais la mienne était littéralement cinq maisons plus loin. Avec un courage renouvelé, j’ai décidé de pousser jusque chez moi.

J’ai finalement réussi à rentrer chez moi en un seul morceau ! Après m’être effondrée sur mon lit, j’ai regardé l’heure, estimant que toute l’affaire devait avoir duré une bonne heure, mais cela faisait seulement dix minutes que j’étais partie de chez Dan et Colleen. J’éprouve de la reconnaissance pour les histoires transmises de génération en génération, et aussi de n’avoir jamais vu de mes yeux Akon:wara. Parce que, si c’était le cas, je ne serais sûrement pas là aujourd’hui pour raconter mon histoire