La mémoire des particules

La possibilité de vivre commence dans le regard de l’autre. 
Michel Houellebecq 


Ce sont les derniers mois avant ma mort qui m’ont rendue plus vivante que jamais. J’en fais le constat aujourd’hui, en direct du monde des Esprits. J’assume sans regret les choix que j’ai faits, mais tout ça, c’est à cause de lui. 


*** 


C’est un homme droit. Il est rigoureux, méticuleux et, surtout, très intelligent, bien plus que la moyenne des ours. Ce n’est pas qu’on le remarquerait particulièrement dans une foule, mais il a quelque chose de spécial. Quand on s’approche de lui, ça saute aux yeux. Comme s’il faisait vibrer l’espace qui l’entoure. Quelques personnes se sentent même mal à l’aise avec lui, surtout celles qui manquent de confiance en elles. Pas moi. 

La première fois que je l’ai aperçu, je suis tombée sous le charme de ses yeux qui brillent d’une intensité particulière. Son regard tantôt rieur, tantôt glaçant est là pour faire craquer les moules, tomber les masques. 

La plupart des gens qui le côtoient l’admirent, mais souvent sans le montrer. Ils essaient de rester indifférents et de se conforter en se disant qu’il a simplement développé des habiletés sociales, essentielles à son travail. C’est vrai que c’est aussi un homme facile d’approche, plutôt humble. 

La réalité, c’est que peu osent admettre pleinement leurs sentiments, préférant se laisser bercer. Les gens qui brillent par en dedans sont souvent ignorés du commun des mortels ou encore rejetés parce qu’ils échappent à la conformité. L’intensité qui se cache derrière la façade fait peur. Mais pas à moi. 

Dès le premier instant, j’ai vu quelque chose en lui. Il n’était pas un simple humain comme les autres. J’ai vu que, malgré les apparences, il était exactement comme moi. J’étais comme un corbeau attiré par du métal brillant : je le voulais pour moi. 

Je n’ai pas réfléchi, j’avais déjà perdu assez de temps. Toutes ces années à vivoter, à faire comme si, à me sauver de moi. Ces jours écoulés, passés dans la tiédeur, soeur amnésique de la passion. C’est lui que j’attendais. 

Dès cet instant, j’ai commencé à le suivre. Je vivais dans ses pas, ma vie rythmée par la sienne. Chaque matin, je m’éveillais en pensant à lui et c’est aussi son image qui me guidait vers le sommeil, la nuit. Je dédiais ma vie à l’épier. Je m’autopropulsais, comme habitée par une force irrésistible. 

Le matin, je me réveillais très tôt. Je marchais en silence jusque chez lui. Par la fenêtre qui donnait sur le salon de sa maison, je voyais son ombre passer et se diriger vers la cuisine. Certains matins, la fin de semaine surtout, j’avais le loisir de le regarder plus longtemps. Il buvait son café et restait là, bien assis, il lisait sur sa tablette. J’avais le temps de m’asseoir, de savourer la scène, d’imaginer les mille scénarios qui captaient son attention sur cet écran de lumière bleue. Je souhaitais qu’un jour, il me regarde ainsi, avec autant d’intérêt. 

Les jours de semaine étaient bien plus secs. Il partait très rapidement, sans que son ombre se fixe à aucun endroit dans la maison. En manque de lui, je le suivais parfois jusqu’à son bureau, mais c’était fou, totalement imprudent de ma part. Dans ces moments-là, je prenais à peine la mesure de ma folie. Je n’y pouvais rien. Mon esprit voulait se fondre dans le sien. J’étais comme une âme torturée attirée par l’abîme. Je prenais tous les risques. 

D’autres fois, il partait de la maison avant même que j’aie le temps de me rendre à lui. Il sortait dans le mordant du matin naissant avec sa valise et disparaissait pendant des jours et des lunes. Malgré la force sauvage de ma volonté, il m’était impossible de le suivre aussi loin, aussi longtemps. Je rôdais comme une âme en peine en surveillant sa maison, vide, attendant patiemment qu’il revienne. 

Pendant ses absences, je me sentais dépérir. Je ne pouvais que m’imaginer les paysages qu’il contemplait, les mains qu’il serrait. Il avait tant d’occasions de découvertes, d’offres de nouveauté. Je l’imaginais heureux, au sommet de son art. Les gens avaient besoin de lui, il se dédiait complètement à sa tâche. Il voulait agir concrètement, aider ceux qui en avaient le plus besoin. Dénouer les impasses et réparer les injustices, c’était sa vraie récompense et elle se monnayait dans les éclats de rires complices qu’il récoltait à l’issue de ses différentes missions. 

Mais moi, petite soeur de ces enfants de la terre, je n’osais même pas m’approcher de lui, provoquer cette rencontre. Jamais il ne m’avait tendu la main, il ignorait encore tout de mon existence. Je connaissais trop bien la brûlure du rejet pour risquer d’être blessée par lui. 

Quand il allait dans la forêt, là, seulement, je pouvais me permettre de m’approcher davantage. Parfois, il allait bûcher et passait des heures à couper du bois de chauffage. On aurait dit que cette tâche était sacrée pour lui ; il était tellement concentré que, même si la terre s’était ouverte sous ses pieds, il aurait continué à bûcher. Ces jours-là, la forêt nous avalait tous les deux, nous étions vraiment ensemble. Je m’installais à proximité, quelques arbres plus loin, dans la direction du vent. Je voyais tout, j’entendais tout et je sentais même son odeur. Je me laissais enrober par ces sensations, comme engourdie. 

Une fois, juste avant la pluie, le temps était lourd, l’air épais. Un geai bleu s’est posé au-dessus de ma tête et s’est mis à jouer au délateur. Il criait sans arrêt en voletant d’une branche à l’autre comme s’il voulait m’insulter. En dépit de mes efforts pour rester immobile et le convaincre de mes bonnes intentions, il ne faisait que redoubler d’ardeur et bientôt trois autres collègues sont venus se joindre à lui dans une chorale stridente. 

Mon alter ego s’est levé de la bûche sur laquelle il était assis, alerté par les cris des oiseaux traîtres. Curieux, il s’est dirigé dans ma direction. Ça sentait la fin. Je ne voulais pas que la moitié de mon univers entre en collision avec ma réalité de cette façon ! Je n’étais pas prête, pas encore. De plus, de quoi pouvais-je bien avoir l’air, ébouriffée par l’air humide, tachée par la terre ? À force de se cacher dans la nature sauvage, on finit par lui ressembler. J’étais figée. Plus je sentais l’angoisse monter, plus j’en arrivais presque à me convaincre que je pourrais, avec un peu de chance, me changer en pierre. 

Après quelques instants d’éternité, le fracas du tonnerre a retenti, suivi d’une averse quasi surnaturelle. Mon âme jumelle a ramassé à la hâte ses outils, son sac, et a couvert le tas de bois d’une grande toile bleue. Il a tourné une dernière fois la tête dans ma direction et, n’eût été le rideau de pluie qui nous séparait, il aurait vu que j’étais là, espérant farouchement que le Créateur ait écrit, quelque part dans son grand livre, une page d’histoire qui nous appartiendrait. Il est reparti vers son chalet au pas de course. 

Je suis une créature passionnée, vraie et indomptable. C’est dans ma nature de me soumettre au destin, comme de me soumettre à l’amour. Dans la densité de notre incarnation sur cette Terre, il faut reconnaître que ces forces sont si puissantes et mystérieuses qu’elles échappent à notre compréhension. Devant elles, je m’incline humblement. 

C’est pourquoi, par un soir sans lune portant les signes d’une rencontre avec le destin, je me suis laissé porter par mon instinct, qui brûlait les fils invisibles de ma retenue. Mon homme était parti depuis plus de sept nuits, un avant-goût d’éternité. Je me sentais de plus en plus vulnérable en son absence, comme un poisson sans écailles. Je me suis mise à avancer, guidée uniquement par l’appel de son esprit inconscient qui devait, absolument, rencontrer le mien, ce soir. Les astres étaient alignés, les ancêtres informés. C’était écrit. 

J’avançais les yeux mi-clos, soûlée par cette euphorie que seuls connaissent ceux qui sont vraiment conscients de leur fin. Je n’ai jamais douté un seul instant qu’au premier regard, dès qu’il poserait les yeux sur moi, il comprendrait. Le monde allait s’incliner, enfin, pour laisser passer la vérité. 

Je n’ai même pas senti que, sous mes pas, la tendresse du sol forestier avait fait place à la dureté de l’asphalte de la route du parc des Laurentides. J’ai vu les lumières de sa voiture et je n’ai pas eu peur. Le temps d’une nanoseconde, le crissement des pneus sur la route et le bruit sourd de l’impact m’ont fait douter du miracle tant attendu. 

Malgré l’état de choc, j’ai invoqué tous les esprits possibles pour soutenir l’énergie de ma dernière course, alors que je filais me réfugier derrière les arbres pour mourir en paix. Pendant que la vie s’écoulait hors de moi, je restais sereine, me pliant à la réalité. 

J’ai espéré, pendant un moment, qu’il suive mes pas pour m’offrir un adieu, mais il ne s’est pas arrêté. Je ne lui en veux pas, car des animaux frappés sur les routes de notre territoire, il y en a chaque jour. Et moi, je ne suis qu’une louve, une enfant de la forêt qui a voulu transcender sa nature sauvage pour trouver la complétude dans le regard d’un homme. 

Il paraît que tous les êtres vivants sur la Terre sont faits de la même matière cosmique. Nous avons tous la même Mère-Matière. Pour cette raison, lorsque deux particules se croisent, ne serait-ce qu’une seule fois dans l’univers, elles porteront à jamais la trace l’une de l’autre. Jumelles particulaires. 

Je m’éteins en silence sur un lit de mousse, mais je suis en paix car, l’espace d’un instant, son regard a croisé le mien, nos atomes ont fusionné. Depuis ce jour, dans son regard, encore plus vif qu’avant, je vis encore, loup-esprit. À jamais unie à lui.